Comme tous les matins, j’arrache le feuillet de l’éphéméride.
Nous sommes le premier novembre 1972.
Je m’appelle Jean, j’étais garde forestier dans les forêts ardennaises. J’ai assassiné mon meilleur ami et ma femme. Ils étaient amants. Je les ai surpris dans notre chambre.
De colère, j’ai perdu la raison. J’ai attrapé mon fusil et je l’ai vidé sur les corps enlacés.
Je me suis rendu à la gendarmerie et j’ai avoué le meurtre, j’ai été jugé pour crime passionnel, je n’ai pas été condamné à la peine de mort. Ce que je regrette.
Depuis, je suis incarcéré à perpétuité dans cette taule funeste, cela fait douze longues années. Je suis un mort-vivant. Plus de famille, plus d’amis.
Voilà trois nuits que je cauchemarde.
Je ne sais pas pourquoi.
J’ai comme un mauvais pressentiment.
Aujourd’hui, je commence ma treizième année d’incarcération.
Tous les matins, j’attends, que le maton m’ouvre la porte afin que je me rende en cuisine. J’y travaille toute la journée. Depuis le temps, Ils me font confiance. J’aide le coq. Je prépare la soupe, Je fais la plonge. Je range les gamelles sur les tables, je lave les carrelages de la cuisine, du réfectoire. Je suis bien occupé cela m’évite de penser.
J’ai quand même, il y a trois ans, dérobé une lame, pour me défendre contre des loubards mal intentionnés. Elle est toujours sur moi. Cela fait longtemps que je ne subis plus de fouille au corps. Je ne fais jamais d’esclandre, ni de tapage. Je fais partie des meubles.
Le soir quand je reviens dans ma cellule, je suis exténué.
Les nuits dans cette prison ne correspondent pas seulement avec la période entre le coucher et le lever du soleil. Il s’agit plutôt du moment à partir duquel le vieux Maupuis, le maton de nuit du bloc numéro trois dans lequel je croupis, commence son travail.
Les surveillants de jour sont relevés vers 19h et les agents de nuit quittent leur service à 7h. Durant ce laps de temps, nous devons rester dans notre cellule.
C’est un second enfermement en sorte.
Je ne supporte plus les cris, les portes qui claquent, le martèlement des gamelles sur les tuyaux.
Le système de chauffage date des années 1900 lors de la construction de cet ancien camp militaire. Un froid glacial passe par les interstices des fenêtres à barreaux.
Alors je m’allonge sous une couverture qui n’en a que le nom, sur le rectangle de mousse sale et dégradé qui me sert de matelas. Et je gratte dans la pénombre, les croûtes de mes bras en comptant dans la lueur blafarde de la lune, les cafards et les punaises qui se baladent au plafond.
Mes angoisses surgissent, j’essaye de les dompter mais en vain.
Quand j’entends la ronde des surveillants, je prie pour que le vieux Maupuis oublie sa fonction de garde chiourme et qu’après m’avoir observé par l’œilleton, ouvre ma geôle, s’installe sur ma chaise branlante, prend dans un étui cabossé, une cigarette qu’il a roulé entre ses doigts brunis. L’allume, avec un briquet Zippo. M’envoie la fumée fétide et alcoolisée à la face, me tend ce réconfort et me raconte ses histoires abracadabrantes comme un père le ferait à son enfant pour l’endormir.
Maupuis et sa clope sont devenus ma drogue.
Hier soir, perdu dans un délirium tremens, il a essayé de me faire croire que la prison serait hantée par les esprits des soldats tués lors d’un bombardement du 1er novembre 1915. Il affirme qu’à cette date comme tous les treize ans, il se passe de drôles de choses.
- Pourquoi ? Lui ai-je demandé. Je n’ai jamais rien entendu ni remarqué.
- Parce que treize bombes sont tombées sur le camp.
- Et ?
Il n’a pas répondu .Il a quitté ma cellule, l’index sur les lèvres en me montrant des yeux, le plafond. Comme si quelqu’un nous épiait et que l’on devait se taire.
Ce soir, je compte bien lui demander de m’expliquer cette histoire de fou. Il ne va pas tarder. J’ai entendu la relève. Mais je trouve que tout est bien trop silencieux.
Trop silencieux…
La porte de la cellule s’ouvre, le voilà…Mais non, il n’y a personne, c’est quoi ce cirque ?
Cet imbécile est en train de me faire une blague. Il doit se cacher derrière le mur.
Si la porte est ouverte c’est que je peux sortir, c’est tentant, j’y vais avec précaution, je n’ai pas envie de recevoir un seau d’eau dans la poire ou autre chose de plus dégoûtant.
Le couloir est éclairé mais vide, pas une âme !
C’est louche. Je retourne dans ma cellule pour enfiler ma veste celle dans laquelle est caché le couteau, sous la doublure de la manche.
Je repars dans le couloir. Et si j’en profitais pour me faire la malle ?
Soudain à l’étage, j’entends résonner comme des pas, cet étage a pourtant été condamné.
Je ne suis pas du genre peureux, mais je n’aime pas ces bruissements.
J’appelle mes codétenus, personne ne répond, je traverse le couloir en frappant à toutes les portes, rien…
Je hurle !
- Il y a quelqu’un dans cette turne ? Les matons vous êtes où ? Arrêtez de me faire marcher bande d’enfoirés ! Je sais que vous me faites une farce, ce n’est pas marrant !
Depuis l’étage, les bruits s’accentuent. J’entends comme des marmonnements, comme si des personnes là-haut, gémissaient.
J’en oublie mon idée d’évasion.
- Tu veux m’effrayer après tes histoires de fantômes espèce de vieux crétin, cela ne marche pas !
Il faut que je trouve la porte qui mène à l’escalier, je dois monter à l’étage et clouer le bec de Maupuis et de ses complices.
Au bout du couloir il y a une porte blindée, c’est certainement celle-là.
Je l’ouvre. Une applique à cage grillagée s’allume.
En effet, il y a un escalier qui me paraît bien vermoulu.
Une puanteur de carcasse porcine s’en dégage.
Il n’y a pas de doute, les grognements viennent bien de l’étage.
J’hésite. La peur s’insinue en moi, l’imagination la suit.
Et si cette prison était vraiment hantée ?
Si ce vieux fou disait vrai ?
Mais non, c’est moi qui suis dingue à force de vivre dans cette prison.
Je dois en avoir le cœur net.
Je sors mon couteau et je grimpe lentement. La poussière sous mes pas s’envole. J’écarte des toiles d’araignées qui s’accrochent à mes cheveux. C’est bizarre, il y en a tellement que personne ne doit avoir pris cet escalier depuis des années.
Pas de panique, Il doit certainement y avoir d’autres moyens, pour atteindre cet endroit.
J’arrive sur le palier devant une porte en bois. Juste au moment où j’allais la pousser, elle s’ouvre.
Ce que j’aperçois dépasse tout entendement.
Je suis devant une salle qui ressemble à un dortoir d’hôpital comme il en existait durant la première guerre mondiale. C’est une chambrée de blessés militaires.
Enfin je crois…
La pièce est éclairée par le soleil passant à travers les grilles des fenêtres.
Mais…Juste devant moi un être sanguinolent et décapité pousse un fauteuil roulant sur laquelle il a installé, je suppose, sa tête, aux yeux ouverts et révulsés.
Je n’ose pas bouger.
Des uniformes déchirés, d’un bleu horizon pendent sur des chaises devant un poêle éteint, sur les montants des lits métalliques.
Sur le plancher vermoulu, induisant mes réflexes nauséeux, des pansements flottants dans des flaques brunâtres, des morceaux de chairs, de cerveaux, des mèches de cheveux, des excréments.
Deux blessés, l’un sans bras et l’autre sans jambes conversent de lit à lit.
Deux autres aux gueules cassées et purulentes lisent tranquillement sans prendre attention à l’agitation convulsive d’un petit gars au ventre ouvert jusqu’au sexe. Mon Dieu je vois ses tripes !
Je suis terrorisé.
Ils sont au nombre de treize.
Je suis en enfer.
Soudain une main se pose sur mon épaule !
- Maupuis !
- Je t’avais dit qu’il se passait des choses bizarres. Ne fais pas un pas de plus !
- Pourquoi ?
- D’ici, ils ne peuvent pas nous voir. Si tu entres, ils te mangeront vivant
- C’est effrayant !
- Je l’ai vu, avec des rats.
- On fait quoi alors ?
- Faut faire marche arrière et se concilier les mauvais esprits qui gardent cet endroit. On doit leur donner un cadeau.
- Des cigarettes !
- Il y a mieux.
- Quoi ?
- Ton couteau.
- Mais comment tu sais que…
Il hausse les épaules.
- Tu crois que cela va marcher ?
- Lance-le, tu verras.
Je lance le couteau et…
- Jean ! Tu es devenu fou ! A un poil près tu me pointais ! D’où sors-tu cette lame ?
- Hein ?
- Réveille-toi ! Nom d’une pipe !
- Mais c’est toi qui ?
- Quoi moi ?
Le vieux maton ramasse mon couteau.
- Confisqué bonhomme !