Je me dirige, bouteille à la main, vers mon chez moi, mon antre, mon trou.
J'ai une sensation d'anéantissement, de gâchis sans précédent. Je suis vidé de mon contenu. Je réalise à peine que la nuit est tombée, je broie du noir, ma misérable bouteille à la main.
Je pénètre dans mon appartement tous feux éteints. Le silence est complet. Karine a dû partir. Je dépose la bouteille sur la table de la cuisine sans allumer et me dirige machinalement vers la chambre.
Je devine la forme de Karine qui occupe l'espace du lit. Je retourne vers la cuisine, accroche le hamac à ses deux pitons et me laisse choir en son milieu. La nuit sera courte !
Suspendu dans l'air, je n'arrive pas à trouver le sommeil.
L'image de cette femme me hante. Je sens qu'elle ne rappellera pas et que dorénavant je ne pourrai vivre qu'avec son image en ligne d'horizon, que dorénavant je saurai par avance que toute relation avec une autre sera vouée à l'échec. Cette certitude me perce le coeur. À quoi bon vivre encore, le bout est atteint !
J'atteins le fond du désespoir.Je me laisse glisser sur le sol, rampe vers le buffet ,d’où j’ extirpe la bouteille d'alcool à brûler. Vais- je m'immoler ? Autant arroser ça de l'intérieur ! Je renverse le goulot de la bouteille vers mes lèvres, vide son contenu sans respirer dans mon gosier et m’écroule.
L'alcool brûle mes yeux. Je les ouvre. C'est le soleil. J'éructe éthylique. Mon estomac se soulève, bondit, se calme. Je réalise à peine, me dirige vers l'évier. Je m'inonde le visage, les yeux.Je reprends conscience. Et, curieusement je devine, je sais que je la reverrai. Quelle heure est-il ? Je regarde le réveil, me souviens qu'il ne bat plus depuis bien longtemps. J'interroge ma calculatrice de poche. 11:30. Tout à l’idée de l'appel téléphonique à venir, je réalise toutefois que Karine ne s’est pas manifestée malgré l'heure tardive. Je pénètre dans la chambre à coucher. Ce que j'avais pris pour Karine n'était que le pelochon disposé sur le lit dans le sens de la longueur. A dire vrai,c’est le quart de mes souci et je dois apprendre à me débarrasser de mon inquiétude pour le sort d’ autrui, si je veux survivre.
Je me prépare pour l'appel téléphonique, comme s'il s'agissait d'une visite. Je saisis le téléphone sans fil, m'assure qu'il fonctionne et le dépose sur le lavabo, à portée de main de la douche. Je laisse couler, me savonnant et me rasant à l'aveugle. Je peaufinerai ensuite le rasage devant le miroir.
Je saisis la brosse à dents, le dentifrice. Une publicité me traverse l'esprit : « Dents blanches , haleine fraîche ! ». Le téléphone sonne.
Je décroche. Il continue à sonner. C'est la porte d'entrée.
La pendule électrique de la salle de bains n'indique pourtant que 11:55. J'enfile un pyjama uni qui ressemble à une tenue de sport, me rince la bouche en accéléré et me dirige vers la porte, que j’ouvre.
Karine, pimpante, se tient devant moi.« Bonjour, Théo ! Je viens pour le sirop d'orgeat. » De quoi parle-t-elle ?
Et puis,je me remémore l’objet de ma sortie d’hier soir. La bouteille est dans la cuisine. ». Je suis venue te chercher. J’ai trouvé l’appartement de tes rèves, mais il faut faire vite ! »
Elle me happe par le bras,me déséquilibre.Je me retrouve sur le palier. Elle pénètre dans l’entrée,décroche un imperméable,le jette sur mes épaules. Je ne peux m’exprimer,lui dire que j’ai un rendez-vous téléphonique.Elle me pousse vers l’escalier,m’impose son rythme en me tirant par la main.Pendant que nous descendons deux par deux les escaliers, j'entends le téléphone sonner chez le voisin.
J'ai à peine le temps de me regarder dans le miroir de l'entrée. Je vois un homme grand, vêtu de ce qui pourrait être une tenue de sport, qui n'est en réalité qu'un pyjama en partie masqué par imperméable droit de couleur vert irisé. Je vois mes pantoufles qui passeront inaperçues à ceux qui me regarderont dans les yeux. Je vois quelques traces de mousse à raser sous les oreilles, que j'efface d'un revers de manche. Je vois Karine, ravissante, lumineuse, dont la crinière blonde ne m’arrive à l'épaule, qui se dirige vers la sortie. Je suis étonné par ma passivité, mon manque de réaction. Ai-je seulement réalisé que je suis déjà dans la rue ?
Elle hèle un taxi, donne une adresse, rue du Rocher.
Nous arrivons. Elle me montre l'immeuble d’angle. « C'est ici, au dernier étage. Il est libre, mais il faut faire vite, les candidatures ne manqueront pas ! ». Elle dispose du code. Nous pénétrons dans l’ascenseur. Le dernier étage ne comporte qu'une seule porte qui est grande ouverte, sans doute pour les visites. J’entre, quelque peu désorienté. Karine ne s'était pas trompée. Plusieurs candidats locataires semblent attendre dans l'entrée, tous impeccablement vêtus. L'habit fait le moine, où le locataire peut-être !
J’avise une personne digne, une dame, dont les yeux sont rouges d'avoir trop attendu. « Je viens pour la visite ! » elle me désigne, douloureusement semble-t-il, une porte entrouverte.Crains t’elle que le propriétaire ne me favorise à son détriment ? Je pénètre dans la pièce au plafond blanc cassé,aux tentures murales vert pomme décolorées par le soleil, au parquet ciré recouvert çà et là de petits tapis aux motifs géométriques.
Je sens le parfum d’encaustique. L'endroit respire la paix.
Je ne crois pas si bien dire. Sur ce qui pourrait être un divan des psychanalyste repose, paisible un vieillard au visage détendu. Je remarque son costume noir, ses main diaphanes veinées de bleu,tàchées par endroits. Il n'est pas affecté par ma présence. Je me rapproche, silencieux dans mes pantoufles aux semelles de crèpe. Il est rasé de frais, fleure bon un parfum léger. Je prie Dieu de l'accueillir et ressors. Je parcours des yeux l'assistance, cherchant Karine. Je la vois sortir d'une autre pièce. Elle se dirige vers moi, souriante, fière presque. « Alors ? ». « Viens, sortons ! », lui dis-je.
Marcel nous a quitté le 29 avril 2020 et c’est avec l’accord de son épouse et avec le souvenir de tous ses amis que nous sommes très heureux et émus de continuer à faire connaître ses textes et son talent que vous retrouverez sur ce compte. N’hésitez pas à vous y abonner, à partager ses textes, et à laisser des commentaires pour faire perdurer ses textes et son souvenir.