– Et si on partait à la découverte des êtres lunaires ? proposa Nymphéa.
– Chiche ! Je ne crois absolument pas à leur existence mais je n’ai pas sommeil.
Elles s’habillèrent sans faire de bruit, saisirent chacune un sac à dos et une paire de chaussures, sortirent de la vieille bâtisse sur la pointe des pieds, en gloussant à chaque grincement du plancher vermoulu, s’empressèrent de se chausser et filèrent en riant.
– La forêt est juste derrière, dit Opale. As-tu peur ?
– Oui, mais j’aime bien avoir peur.
– Moi aussi.
Elles contournèrent le manoir puis longèrent une grange en ruine. Un long chuintement qui semblait provenir du haut du bâtiment les fit frissonner.
– Qu’est-ce que c’est ? chuchota Opale d’une voix inquiète.
– Aucune idée, murmura Nymphéa.
Elles pénétrèrent dans les bois par un sentier terreux et humide.
– Il fait un peu froid, remarqua Opale.
– Il fait beaucoup plus sombre ici, ajouta Nymphéa.
Des brindilles craquaient sous leurs pas. Le vent s’était levé et les branches des arbres grinçaient.
– As-tu ta boîte de rubans fluo ? questionna Nymphéa.
– Bien sûr ! J’en accrocherai à chaque intersection importante. Il serait idiot de se perdre. Il faudra les retirer au retour. J’ai deux lampes de poche.
Elles marchèrent en silence, attentives à tous les bruits de la forêt. Un chevreuil grogna. Cela ressemblait à un aboiement rauque. Elles entendirent un hululement.
– Un hibou ou une chouette, assura Nymphéa.
– Aïe ! cria Opale.
Nymphéa se tourna vers elle, distingua une petite forme noire et poilue sur son dos et sursauta.
– Ouille ! Mais ouille ! Ben, faut pas vous gêner. Veuillez descendre tout de suite ! ordonna Opale d’une voix comme enrouée, vous m’étranglez !
– Pas question ! J’y suis ! J’y reste ! répondit la forme d’une voix aiguë et têtue.
Nymphéa sortit sa lampe de poche personnelle et éclaira sa sœur.
– Dis-moi ce que c’est. C’est drôlement gênant.
– Tu ne vas pas me croire mais on dirait… Oui, c’est bien cela ! On dirait tout à fait un loup-garou.
Petit et maigrichon d’accord, mais un loup-garou quand même.
– Tu délires ou tu as des hallucinations ? Les loups-garous n’existent pas.
– Pardon ! J’existe ! Et si je suis petit et maigrichon, c’est parce que je suis épuisé et malade, se plaignit la bestiole.
– Qui que vous soyez, loup-garou ou pas, malade ou non, veuillez descendre de mon dos ! s’indigna Opale.
– Si je descends, qui me portera ?
– Vous irez à pied ! s’écria Opale en colère.
– Plutôt à pattes, remarqua Nymphéa qui ne s’emportait pas facilement.
– C’est tout à fait impossible ! Je dois parcourir sept paroisses dans la nuit avant de retrouver mon aspect normal. Tout bon loup-garou qui se respecte se fait porter par les promeneurs imprudents. C’est ainsi, du moins dans le Limousin.
– Nymphéa, fais quelque chose ! implora Opale en essayant de se débarrasser du loup-garou.
Nymphéa tenta de lui faire lâcher prise, lui tira les poils, le bourra de coups et il se mit à pleurer.
– Vraiment ! Quelles méchantes petites filles vous êtes ! Croyez-vous que cela m’amuse d’errer toute la nuit au lieu de dormir dans un bon lit ? J’ai très peur de la nuit. J’ai peur du bruit. J’ai peur de rencontrer des monstres et j’ai la santé fragile. De plus, j’ai un mal de tête épouvantable. Si ça se trouve, j’ai la scarlatine, la grippe ou un cancer. D’ailleurs, auriez-vous de l’aspirine ?
– Je vous donne un cachet et vous laissez ma sœur tranquille, proposa Nymphéa.
– Ah, mais c’est du chantage ! Que je suis malheureux ! gémit le loup-garou. Si ça se trouve, je prépare un infarctus.
– Mais il m’énerve ! s’écria Opale. Donne-lui de l’aspirine, qu’il arrête de se lamenter.
Nymphéa fouilla dans son sac, lui prépara son remède et le lui tendit. Il le but d’une patte en restant agrippé à Opale.
– Merci ! dit-il. C’est vraiment gentil de votre part. Je vais appeler un ami. Si vous vouliez bien rester immobile.
Il fouilla dans sa fourrure et en extirpa un téléphone portable.
– Un loup-garou avec un portable sur mon dos, je cauchemarde, fit Opale.
– Il n’y a rien de plus naturel. Et c’est un tactile dernier cri. Les nuits ne sont pas sûres. Je suis seulement un loup-garou très prudent et organisé.
Toujours cramponné sur le dos d’Opale, il cliqua sur un numéro.
– Allô ! Bonjour, Docteur. Voilà, j’ai mes migraines habituelles et particulièrement horribles cette nuit et je me sens proche de la mort. Pensez-vous qu’il soit raisonnable de marcher dans de telles conditions ? Bien. Merci. Au revoir, docteur.
Il resta silencieux et reprit :
– C’est bien ce que je pensais, il va falloir me porter jusqu’au bout. C’est juste l’affaire de quelques kilomètres. Ma santé en dépend.
– Et la nôtre ! s’indigna Opale. J’en ai assez de porter une hallucination qui parle et qui se plaint sans cesse.
– Il doit bien exister un moyen de s’en débarrasser, dit Nymphéa.
– Aucun ! affirma le loup-garou. Au fait, puisque les circonstances nous obligent à voyager ensemble, je me présente. Je m’appelle Lébérou.
– Il est hors de question que je sympathise avec vous, hurla Opale, et d’ailleurs, je fais demi-tour.
– Mais vous n’avez pas le droit ! gémit le loup-garou.
– Elle va se gêner ! Opale fait toujours ce qu’elle a décidé, affirma Nymphéa.
– Alors, je ne descendrai pas. Je ne descendrai… jamais !
Opale et Nymphéa rebroussèrent chemin. Nymphéa fouilla dans ses poches et trouva une épingle à cheveux. Elle piqua le loup-garou dans les fesses. Il se mit à pleurer.
– Ouille ! Ouille ! C’est tout à fait insupportable !
Elle continua avec plus d’ardeur et Lébérou se tortilla dans tous les sens et finit par tomber et rouler à terre.
– Ouf ! fit Opale. J’ai bien cru qu’on n’y arriverait jamais.
– Ouh ! Ouh ! geignit Lébérou en se recroquevillant sur lui-même. Je dois avoir au moins dix-huit contusions et quelques fractures. Comment vais-je faire maintenant ?
– Il m’énerve mais il m’énerve, grogna Opale.
– J’ai une idée ! Si on lui prêtait un VTT ? lui chuchota Nymphéa à l’oreille. Il me fait un peu pitié à moi.
– Tu as déjà vu un loup-garou à VTT ?
– Il a bien un portable.
Opale se tourna vers le loup-garou.
– Bon, vous ne bougez pas d’ici. Nous allons vous chercher un vélo tout-terrain.
– C’est bien vrai ?
– Nous tenons toujours parole, répondit Nymphéa.
Elles revinrent au bout d’une demi-heure et offrirent le vélo à Lébérou.
– Je n’y avais jamais pensé, dit-il, c’est un beau cadeau. Je ne sais pas quoi dire.
– Ne dites rien alors, s’empressa de dire Opale.
– Merci, vraiment. Je suis sincère. C’est la première fois qu’on me fait un cadeau, et des larmes roulèrent de ses yeux verts et se perdirent dans ses poils noirs.
– Filez maintenant ! ordonna Nymphéa, et il obéit.
Nymphéa et Opale s’assirent sur les racines noueuses d’un vieux châtaignier.