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La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 19

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À sept heures, je pénétrai pour la dernière fois dans le bureau aimé : une obscurité précoce tombait des portières ; dans le fond à peine brillait encore la pierre fluide des figures de marbre, et les livres dormaient tout noirs derrière leurs vitres au reflet de nacre. Asile secret de mes souvenirs, où la parole était devenue pour moi magie et où j’avais savouré l’ivresse et le ravissement de l’esprit comme en nul autre endroit, toujours je te vois, tel que tu étais à cette heure d’adieu, et je revois toujours la personne vénérée, qui maintenant s’arrache lentement, lentement du dossier de son siège et vient au-devant de moi comme une ombre. Seul son front brille, rond comme une lampe d’albâtre, dans l’obscurité et au-dessus ondoie, fumée flottante, la chevelure du vieil homme. À présent, soulevée avec peine, une main apparaît, venue d’en bas, elle cherche la mienne ; maintenant je reconnais ses yeux, qui sont tournés vers moi avec gravité, et déjà je sens qu’il saisit doucement mon bras et qu’il me guide vers une chaise.

« Assieds-toi, Roland, et parlons clairement. Nous sommes des hommes et il faut que nous soyons sincères. Je n’exerce pas de pression sur toi, mais ne vaudrait-il pas mieux que cette heure dernière créât aussi une complète clarté entre nous ? Dis-moi donc pourquoi tu veux t’en aller. Es-tu fâché contre moi à cause d’une offense insensée ? »

D’un signe je fis non. La pensée que lui, qui avait été trompé et trahi, voulût prendre la faute sur lui, m’était insupportable.

« T’ai-je blessé par ailleurs, consciemment ou non ? Je suis quelquefois étrange, je le sais. Et je t’ai irrité, tourmenté, contre ma propre volonté. Je ne t’ai jamais assez remercié pour tout l’intérêt que tu m’as porté… je le sais, je le sais, je l’ai toujours su, même dans les minutes où je te faisais mal. Est-ce là la raison, dis-le-moi, Roland, car je voudrais que nous prissions loyalement congé l’un de l’autre. »

De nouveau je secouai la tête, je ne pouvais pas parler. Jusqu’alors sa voix avait été assurée : maintenant elle commença à se troubler légèrement.

« Ou bien… je te le demande encore… quelqu’un t’a-t-il rapporté quelque chose sur mon compte… quelque chose que tu trouves vil… répugnant… quelque chose qui fait que tu me méprises ? »

« Non, non, non… » Cette dénégation jaillit comme un sanglot : moi, le mépriser ! Lui, lui !

Maintenant sa voix devint impatiente. « Qu’y a-t-il alors ?… Qu’est-ce que ça peut donc être ?… Es-tu fatigué de travailler ?… Ou bien est-ce quelque chose d’autre qui te fait partir… ? Une femme… est-ce une femme ? »

Je me tus et ce silence était sans doute ainsi fait qu’il y sentit un aveu. Il se pencha plus près de moi et murmura tout bas, mais sans émotion et sans colère :

« Est-ce une femme ?… Ma femme ?… »

Je continuai de me taire et il comprit. Un tremblement me parcourut le corps : maintenant, maintenant, maintenant il allait éclater, me tomber dessus, me battre, me châtier… et j’avais presque envie qu’il me fouettât, moi le voleur, moi le traître, qu’il me chassât à coups de pied, comme un chien galeux, de sa maison profanée.

Mais, chose étrange… il resta complètement silencieux… et l’on eût dit que la façon dont il murmura pensivement, en s’adressant à lui-même : « À vrai dire, j’aurais dû y penser ! » exprimait presque un soulagement. Par deux fois il alla et vint dans la chambre. Puis il s’arrêta devant moi et me dit d’un ton qui me parut presque méprisant :

« Et c’est cela… c’est cela que tu prends si au sérieux ? Ne t’a-t-elle pas dit qu’elle est libre de faire ce qui lui plaît, de prendre qui lui plaît, que je n’ai aucun droit sur elle ? Aucun droit de lui défendre quelque chose, et je n’en ai pas non plus la moindre envie… Et pourquoi se serait-elle contrainte, pour l’amour de qui et précisément à ton égard ?… Tu es jeune, tu es limpide et beau… tu étais près de nous… comment ne t’aurait-elle pas aimé, toi… toi, beau et jeune comme tu es, comment ne t’aurait-elle pas aimé… ? Je… »

Soudain sa voix se mit à trembler et il se pencha près de moi, si près que son souffle glissa sur mon visage. De nouveau je sentis le chaud enveloppement de ses regards, de nouveau je sentis cette étrange lumière, comme… comme dans ces rares et singulières secondes qui se produisaient entre lui et moi. Il s’approchait toujours davantage.

Et puis il murmura tout bas, à peine si ses lèvres remuèrent : « Je… je… t’aime, moi aussi. »

Publié le 08/05/2025 / 14 lectures
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