Les yeux overseas

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1 - Les hanches de la Terre

Depuis la veille, c’était l’effervescence. Des bagages, des robes en trop, et lui qui râle, qui joue les mauvais bougres, les têtes de mules – Mais non, t’as pas besoin de tout ça, pas tout ça, c’est pas indispensable, dis ? Elle empilait des jupes et des blue-jeans, des tee-shirts, des chemisiers, une douzaine au moins. Bien sûr que si, c’était indispensable. Puis elle le regardait, non, c’était vrai, elle n’avait pas besoin de tout – Alors aide moi à choisir, j’emmène quoi et j’emmène pas quoi ? Et lui, ahuri devant les vêtements étalés sur le lit, ne savait pas choisir. Peut-être valait-il mieux tout emmener. Après tout.

 

Bon, ce serait mieux de vérifier encore une dernière fois. Alors… Dans le petit sac de voyage, les passeports – OK, les « traveller ’s-checks » –OK, les billets pour la voiture de location et les hôtels – OK aussi. Tout était OK. Il répétait cet inventaire déjà dix fois passé en revue, comme si ça permettait de raccourcir le temps avant le départ. Un mélange d’inquiétude légère et de joie d’enfant. Elle était à la salle de bain, pour les trousses de toilette et le maquillage. Comment disait-elle ? Ah oui, le « vanity case ». C’est un peu bizarre non, un « vanity », pour un départ vers l’inconnu ? Un regard à la montre, 19h30. Un peu plus de douze heures avant le départ – Allez, dépêche-toi un peu mamour-lou, c’est l’heure de diner. Il lui criait ça depuis la salle de séjour aux murs de crépi blanc qu’elle avait repeints il y a quelques semaines.

C’était la fin du mois d’août et ils allaient partir en vacances quand tous les autres en reviendraient. Il avait dressé une liste des dernières choses à ne pas oublier, le lendemain quand le réveil sonnerait tôt, très tôt. Le disjoncteur à couper, les clés à glisser dans la boite à lettres du gardien de l’immeuble. Des détails importants de vacanciers. Ils avaient dîné. Il y avait le silence et le soir évanoui dans l’été. Sur le lit dans la chambre, il avait allumé la télé. Elle l’avait rejoint. Ils s’enlaçaient. Elle avait la peau toute chaude et le cœur qui battait à travers le chemisier. Il chercha la télécommande. Il y eut un chuintement dans le poste soudain effacé. Et leurs souffles se mêlèrent.

Ce fut un réveil fiévreux empli d’une joie empressée. Un réveil comme il y avait longtemps, quand il était enfant, le jour du départ presque secret des vacances, en silence. C’était aux aurores, et, sa mère penchée sur le lit lui secouait doucement l’épaule. Il avait sept ans, ou huit. Il faisait si bon dans le lit. Il sortait du sommeil et l’idée du voyage s’éveillait avec lui. D’abord confuse, puis ciselée, tandis que sa mère lui chuchotait à l’oreille les mots du départ. Il passait un pull léger, un pull pour le petit jour, puis, les yeux encore endormis mais l’esprit tout vibrant, il avalait le bol de chocolat dans la cuisine éclairée. Son père allait et venait dans le couloir, s’occupant des derniers préparatifs du départ. La veille au soir, le père avait « chargé » la voiture, plaçant les bagages dans le coffre, trouvant la meilleure combinaison pour caser les valises. C’était un travail savant, auquel il avait assisté bouche bée, studieux et transporté. Dehors, les réverbères veillaient encore alors qu’il sortait avec sa mère à pas de loup. Elle l’entraînait par la main dans l’air frisquet. Vite, à la voiture… Il sentait la chaleur de leur corps unis en ce petit matin. La voiture attendait, son père au volant. Ils partaient sur la route déserte, fuyant la grisaille pour le soleil magique des vacances d’été, là-bas quelque part au bout de la journée de voyage. La veille au soir son père lui avait dit – Demain nous partons à cinq heures du matin – et il avait souri devant les yeux émerveillés de son enfant. Et là, blotti dans la torpeur des vitres arrière de la voiture qui démarrait, il n’y avait plus de temps. Ils partaient.

25 août 1989. Ce fut un réveil fiévreux et empressé. La veille, il avait « commandé » un taxi. Elle se préparait. Lui, il avait fait vite, et il guettait par la fenêtre. Cinq heures trente du matin, les bagages dans l’entrée, deux grands sacs remplis à bloc, et un autre plus petit qui dépareillait. Le sac avec ses affaires mystérieuses, à elle, un trésor privé qu’il n’oserait jamais ouvrir. Elle était lente à se préparer. Bon sang qu’elle était lente ! Mais qu’est-ce qu’elle fabriquait ? Il tapait nerveusement contre la porte de la salle de bains – Hurry up ! Elle sortait, si lente, si belle, et si surprise de son inquiétude. Elle avait dit – le taxi n’est pas encore arrivé, OK ? – Oui, OK, mais il pourrait être arrivé que ce serait du pareil au même. Mauvaise foi de gamin tant grincheux qu’enthousiaste. Elle ne répondit pas. Il n’empêche, c’était une histoire sérieuse, ce départ. Et elle n’avait pas l’air de s’en rendre compte, elle lambinait, se faisait belle, comme si chaque minute qui passait n’avait pas d’importance. Incroyable, tout bonnement incroyable…

Une lueur de phares dans le jour naissant annonçait le taxi. Il avait bondi – Allez vite, viens ! Un dernier rituel rapide pour vérifier, les passeports, les billets, les coupons. Elle portait un jean et une veste légère de coton, vert d’eau, sur laquelle ses longs cheveux d’ambre se déroulaient dociles. Il ouvrit la porte de l’appartement, saisissant les deux gros sacs à pleines poignées. Elle avait dû courir un peu derrière lui dans le couloir vers l’ascenseur. Taxi, 6h00. L’aventure commençait sur le bitume ordinaire, aux places arrière. Il avait dit Orly-Sud. Elle avait les mains serrées sur les genoux, croyant rêver. Et pourtant. Et pourtant elle s’en allait avec lui, loin. Elle ne regardait pas par la vitre, il y avait trop de nouveautés. Elle s’en allait, accompagnée, aimée. Il y a deux mois elle s’était éveillée dans sa chambre aux murs éteints. Elle était aide-économe, quelque part en Savoie dans un lycée ancien. Il n’y avait rien et elle n’espérait rien. Puis ce jour-là, il y a deux mois, il y avait eu ce coup de téléphone. Et ils s’étaient revus peu après à Dijon, à mi-chemin entre Paris et la Savoie. Après une longue séparation. Et aujourd’hui, dans ce taxi, elle partait pour un monde qu’elle ne connaissait pas. Très loin, en s’éveillant à la vie, enfin. Un avion attendait, pour elle.

Ils croisaient et dépassaient quelques rares camions sur l’A86 à hauteur de Rungis. Puis le taxi filait sur la bretelle de sortie, et c’était la dernière ligne droite. L’aéroport était là, lumineux dans le jour timide. 6h15, le taxi avait été rapide. Les sacs posés sur le trottoir étaient gonflés d’espoir. Il cherchait un chariot, un engin à roulettes délicieux, qu’on pousse devant soi, nonchalant, en cachant son bonheur. Ils entrèrent. Il y avait déjà la queue au comptoir, et l’enregistrement n’avait pas encore commencé. C’était un vol charter. Ils prirent leur place au bout de la file d’attente. Il y avait des gamins énervés et des parents qui se voulaient blasés, mais on voyait bien qu’ils étaient eux aussi chavirés d’excitation, à l’intérieur. Ça bougeait un peu, là-bas en tête, près du comptoir. On commençait l’enregistrement des billets et des bagages.

Il poussait le chariot de quelques pas à intervalles réguliers dans la file qui diminuait devant lui. D’autres départs s’annonçaient, la foule des passagers grossissait et d’autres files s’étaient formées, à gauche, à droite, des départs pour Istanbul, Amsterdam, Caracas et Athènes. Il lui sourit et alluma une cigarette. Ca avançait doucement. 7h15. Encore cinq mètres et trois familles puis ce serait à leur tour de poser les deux billets du vol lointain sur le comptoir. Ils avaient bien fait d’arriver tôt pour la réservation des places, il y avait maintenant quinze ou vingt mètres de queue derrière eux.

Ils avaient leurs cartes d’embarquement, maintenant, les sièges 30A et 30B sur l’allée latérale gauche au fond de l’avion. Ils attendaient, marchant le long des baies vitrées près des portes automatiques de l’entrée. Presque deux heures à tuer avant l’embarquement en porte 45 – Café ? – Oui bonne idée. Elle feuilletait une revue, il avait étendu les jambes sous la table dans le snack-bar. Elle posait des questions, elle n’avait jamais pris l’avion – Ca va être long, non ? – Oui mais tu verras, ça passe vite quand même. Elle faisait semblant de se concentrer sur son magazine, avec ce petit pli au front qu’il aimait tant. Elle avait ce visage doux et ces regards d’interrogations calmes, ce même regard et ce même visage que lorsqu’ils s’étaient revus, quelques semaines auparavant, alors qu’ils avançaient l’un vers l’autre, incertains encore de se reconnaître. À Dijon. Et maintenant ils partaient ensemble, tout neufs de vie et de désir, avec – déjà – la tendresse des couples anciens. En plus.

Zone internationale. Couloirs en enfilade et puis la salle d’attente finale avant l’envol. Porte 45. Par les vitres, au-delà des pistes, Paris ronronnait sans savoir qu’ils partaient. C’était la fin de l’été et il faisait encore beau et chaud dans la grande ville. Au micro, on annonça que l’avion partait avec un léger retard. Il l’aurait parié. C’était un vol charter, un vol de cœur, un avion sans heures, un engin poétique à caprices. Un retard comme une jouissance retenue encore et encore. Il avait dit qu’il aimait bien les DC8, que c’étaient de vrais avions, longs et fins – Tu verras, on sent qu’on vole, c’est pas comme les 747 où tu te croirais dans un gros autobus. Elle avait dit oui, elle ne savait pas, mais elle avait dit oui. C’était comme s’ils étaient déjà en plein ciel, elle et lui, dans cet avion.

Une demi-heure plus tard, l’autobus de piste avait ouvert ses portes et les avait transportés au bout – tout au bout – des aires d’embarquement, vers le DC8 de Nation’ Air. Les hôtesses vérifiaient d’un regard expert le bouclage des ceintures de sécurité. L’avion grondait au ralenti. Puis il y eut un mouvement, d’abord imperceptible, et une résonance accrue dans l’habitacle. Le tarmac se mit à défiler lentement. Il jeta un œil à sa montre. 10h15. En bout de piste, immobile, l’avion tremblait du bout des ailes.

« Mesdames et messieurs, la compagnie Nation’ Air est heureuse de vous recevoir sur ce DC8 à destination de Montréal. La durée de notre vol sera de sept heures et trente minutes. Un service d’apéritif vous sera proposé au cours du voyage, ainsi qu’un repas chaud accompagné de boissons. Enfin, avant notre arrivée à l’aéroport de Mirabel, une collation vous sera offerte. Le Commandant Martin Deschanel et tous les membres de l’équipage vous souhaitent un agréable voyage ». Les réacteurs donnèrent toute leur puissance au décollage. Ça y était, ils étaient partis. Elle se disait que Mirabel était sûrement un aéroport qui devait ressembler à un verger, à un très grand jardin.

L’avion était maintenant haut dans le ciel et elle ferma les yeux, la joue reposant contre son épaule à lui. Elle avait un peu peur, toute cette ivresse de liberté et d’amour, tous ces changements soudains… Le commandant de bord chuintait en canadien dans le micro – des histoires d’altitude, de parcours, de survol et de météo. Tout ça pour eux. Hélices au pays des merveilles. Ils étaient blottis au fond de l’appareil, sérieux comme des papes dans leur bonheur, et leurs doigts s’enlaçaient sur l’accoudoir entre les deux sièges.

Le DC8 était bruyant, et, avec son fuselage bas et étroit, ce n’était pas le grand confort. Un avion charter de cœur, voilà ce que c’était, et cela suffisait à surpasser haut la main tout le luxe des premières classes. Tout le monde le savait parmi les passagers. Devant eux, dans l’allée centrale il y avait un ménage à trois. Les deux parents et le gosse. Excité comme un pou, le gosse. Il ne voyait donc pas que ses parents avaient envie de rêver à deux ? Sans lui, l’espace d’un instant, de s’aimer un simple instant, une heure ou deux, ou un jour entier. Non. Il piquait sa crise de contentement, ravi et transporté, et il fallait que leurs regards amoureux se séparent et se posent sur lui, il fallait lui sourire, le taquiner, le cajoler. C’est pas évident, un ménage à trois. Et eux, les parents, ils avaient tellement envie d’être déjà ce soir, quelque part, dans un lit, n’importe où, ils avaient tellement envie que leurs corps se frôlent, peu à peu, peau à peau, dans le silence et la lenteur, d’être à deux mêlant leurs souffles comme cet autre soir où ils avaient unis leurs sources de vie pour enfanter. Pour fabriquer ce bon dieu de gamin impossible qu’ils aimaient plus que tout au monde. D’être à deux pour lui offrir, ce soir, une petite sœur, une petite sœur pour lui. C’est pas évident, un ménage à trois. Le gamin avait couché le visage contre le tissu soyeux du chemisier sur le sein de sa mère, et elle, elle enlaçait son petit bou’d’chou d’homme. Et elle soupirait, sentant la main de son autre homme aimé lui caresser les cheveux. Alors elle pensait à son bonheur insensé.

Et eux ? Eux, aux places arrière en rangée 30… Lui, s’était levé pour se rendre aux toilettes. En grand voyageur, expert en vols long-courrier, il avait prodigué quelques conseils, soulignés de naïveté par un index professoral. Un, il faut toujours retirer ses chaussures pour un vol qui dure sept heures, et deux, il faut toujours aller pisser en début de vol, et surtout jamais après la fin du film parce que là, c’est la cohue. Et il joignit la leçon à l’exemple. Elle s’était glissée sur son siège à lui, pendant ce temps, la tempe collée au hublot. Elle se laissait bercer par les vagues des nuages, maintenant bien loin vers le sol. Et l’avion montait toujours. Elle ferma les yeux, s’abandonnant, une musique dans le ventre. Lorsqu’il revint des toilettes, il s’assit sur le siège près de l’allée latérale et lui prit doucement la main. Elle n’avait pas écouté, pas écouté ses conseils, et elle avait gardé ses souliers. De petits souliers plats, presque des chaussons. Il se sentit con, elle était si belle. Si belle assoupie sur ce siège, avec le hublot comme un rêve. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Non, il n’y a que la poussière de l’azur qui passe et les chevaliers de ouate sculptés dans les nuages. Et elle était la belle au ciel dormant.

L’avion volait maintenant à 27.000 pieds, ils avaient tout juste traversé la Manche. Dans ce vol « nolisé » (1), dans les vents alizées. Au pays des merveilles. Sous le ventre de l’avion, la mer veille, en pointillés d’argent, et les ailes lisses soupirent, et elle, lasse, s’endort en bouton d’or, assoupie au zéphyr. Ils s’étaient levés tôt, alors elle dormait. Forcément. Il déroula une couverture de voyage pliée dans son plastique et l’étendit sur elle, le long des jambes, puis remonta le tissu sur son ventre et ses seins. Elle offrait son être en confiance, bercée dans la coque fragile qui filait dans l’air glacé des hautes atmosphères. Il n’y avait plus rien à faire qu’à la regarder, ou à la caresser. Mais il n’osa pas, et il ouvrit un livre, jambes glissées sous le siège devant lui. Près d’elle. C’était un bouquin de Jo Nesbǿ - un truc norvégien - un polar polaire dans la chaleur frisquette de l’avion, un livre à grignoter au milieu du ciel. Son sommeil à elle parfumait l’air autour d’eux. Parfois c’est ça le bonheur, il suffit d’avoir les pieds glissés sous le siège de devant, un polar dans les doigts et un amour qui dort juste là dans le bruit sourd du fuselage au-dessus des nuages.

Midi, l’apéritif se faisait attendre. La dernière rangée n’a pas que du bon, question apéritif. Encore quelques secondes. L’hôtesse arrivait. – Whisky et glace, whisky on ice, scotch ou bourbon ? – Oui deux whiskies, yes two. Il désigna du doigt le siège où son amour dormait, justifiant ainsi la double dose. Elle répondit – ok, bien sûr, of course – sourire professionnel et secret à la fois. Il n’avait pas été pour lui ce sourire, mais pour eux deux. Elle l’avait signé pour ce couple de dernière rangée, dans leur minuscule carré d’intimité. Les hôtesses, c’est subtil – Merci, tank you. Sur les vols canadiens, c’était comme ça, on disait toujours tout deux fois. Elle répondit – You’re welcome, bienvenue. Elle était québécoise.

Il la tira de son nid de sommeil, blottie dans les motifs patchworks de la couverture de voyage. Il lui chuchota des surprises-cocktails. Elle ouvrit les yeux. Il y avait toujours le bruit des réacteurs, et c’était toujours l’avion. Elle n’avait pas rêvé, elle était bien en route vers un monde nouveau. Ensemble ils portèrent leurs verres aux lèvres. Elle ne disait rien. Comme si elle avait peur de briser l’avion. Lui, il avait renversé la tête en arrière sur le siège, laissant la boisson mordorée distiller son arôme dans la gorge. Et ça vibrait dans le fuselage. Un apéro et un amour à douze mille mètres. Par le hublot, dans un trou de nuages, passait la tâche verte d’un morceau de campagne. Elle demanda – Tu crois que c’est l’Irlande ? – Oui, c’est possible, c’est même fort possible, ça fait bientôt deux heures qu’on est parti, ça doit être l’Irlande – En tout cas c’est joli, dis donc. Il lui expliquait les choses en bornant le temps, et elle lui répondait en écho subjectif. Quelle élégance et quel mystère dans ses yeux sombres à elle, qui découvraient la terre. Comme si c’était naturel, sans effort pour comprendre, sans hâte et sans raisonnement. Un don. Elle était dans la vie par évidence, une énigme. Sans un mot superflu.

Quel silence dans le zinc. Au-dessus de l’Atlantique. Atlantique. Le désert marin de bleu et de vert défilait sous le ciel maintenant sans nuages. Au loin, passait un autre avion, un autre oiseau, un passereau à kérosène loin dans le ciel, un autre petit monde, un miroir lointain, une fragilité au milieu de rien. Au milieu de la terre, dans tout ce bleu, sur les flots irisés. Avec une question sur la courbe lointaine. Une courbe… fantomatique, un rien, une illusion, une courbure légère, un détail oculaire. Les hanches de la Terre, et eux s’assoupissaient, las de ce son si lent, aux cieux entrelacés. Sur leurs sièges A et B. Elle rêvait qu’elle était la Terre, qu’elle strip-teasait entre ciel et mer pour lui, dans la carlingue, pour lui, ce drôle de type qui lui disait depuis des jours – Tu verras, c’est beau là-bas. Elle rêvait entre ciel et mer qu’elle était une femme aux yeux comme les nuages, une femme au corps d’océan, avec les lentes vagues d’un ventre qui se donne en soupirs. Il n’y avait plus de bruit, chacun dormait dans le fuselage, entre Paris et Montréal. Elle se caressait sans le savoir, dans un sommeil d’altitude, happée en apnée par la Terre nourricière qui frappait au hublot. Sous la caresse des réacteurs.

Il y avait eu des heures, encore. On approchait du Bouclier Canadien, et peu après, sans avoir rien expliqué l’avion avait atterri à Goose Bay, un lieu de nulle part aux confins du Labrador. Normal pour un vol charter de cœur. Dehors, il y avait des touffes d’arbres au ras du sol, des érables courts, des mers de sapins trapus finissant dans le ciel blanc. Dans le ciel si grand. On palpait le silence absolu dans la fuite horizontale des forêts, c’était un choc majestueux qui envahissait les hublots de l’appareil, l’appareil qui avait fait taire ses moteurs, en bout de piste. Probablement pour un ravitaillement, imprévu normal. Et en effet, sur le tarmac approchait un camion-citerne. Elle avait des questions, des étonnements, se tenait aux aguets dans un émerveillement. Les forêts basses, le ciel qui effilochait ses nuages, le camion-citerne, tout cela lui était étranger, mystérieux, et tout cela lui était aujourd’hui permis. Promis. Passées trente minutes, le DC8 réarma ses moteurs. Dernière ligne droite, droite et longue au-dessus des lacs miroitant par centaines et de la forêt sans limite. Le Saint-Laurent chatoyait, mêlant lses eaux grises à celles bleues et vertes de l’océan. Puis l’avion se mit à descendre, et, enfin, dans une symphonie de métal, le DC8 déploya ses ailes au-dessus de l’aéroport de Mirabel, vrombissant gorge ouverte en phase d’approche, minute après minute, seconde après seconde, ventre brillant dans le soleil du Nouveau Monde.

Ce n’était pas comme Orly. D’abord c’était tout propre. Et puis s’était tout vide. Pas de cohue, et elle s’étonnait de ce calme dans le grand bâtiment. Il était midi, heure locale. Elle se serrait contre lui, sur le tapis roulant qui menait aux douanes. Le ciel était différent, il y avait des nuages hauts, étirés en estafilades sur le ciel bleu profond. Décidément, c’était si grand. On sentait bien que ce ciel-là couvrait tout un continent. Ils attendaient avec les autres au contrôle des passeports, tous bien rangés en file indienne – c’était normal dans un aéroport si propre. Ils retrouvèrent leurs deux gros sacs qui paressaient en rond sur les tourniquets. Ca y était, ils étaient arrivés.

1Vol « nolisé » : vol charter, en Québécois.


Publié le 14/06/2025 / 2 lectures
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