Bibliothèque

Crime et châtiment

De Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

Chroniqué par Léo
PARTAGER

Crime et Châtiment de Dostoïevski est un roman intense sur le meurtre, la culpabilité, la justice et la rédemption dans la Russie du XIXe siècle. On le retrouve dans quasiment tous les tops 10 à avoir lu au moins une fois dans sa vie. Et l’on ne s’en étonne pas puisque le roman questionne sur des dilemmes universels et je dirais même philosophiques : jusqu’où peut-on aller pour ses idées ? Peut-on justifier un mal pour un bien supposé ? Et surtout : peut-on échapper à soi-même ?

Crime et châtiement raconte l’histoire de Raskolnikoff, un ancien étudiant pauvre et tourmenté vivant à Saint-Pétersbourg. Convaincu de sa supériorité intellectuelle, il commet un double meurtre : celui d’une vieille prêteuse sur gages, Aliona Ivanovna, et de sa sœur, Lizaveta. Il pense que ce crime est justifiable. Mais loin d’être libéré, Raskolnikov sombre peu à peu dans une spirale de remords, de paranoïa et d’isolement. Sa lente descente psychologique aboutira à une forme de rédemption, portée par Sonia, une jeune femme humiliée mais profondément morale.

Et si ce livre est une référence qui traverse les décennies, c’est que dans notre époque contemporaine, la violence, l’individualisme ou la quête de pouvoir sont inévitablement toujours d’actualité, raison pour laquelle il résonne autant.

Dès le début du livre, on baigne dans la violence, tout d’abord perpétrée contre une jument qui perd la vie sous les coups :

« - Achevons-la ! hurle Mikolka, qui, hors de lui, saute en bas du chariot. Quelques gars rouges et avinés saisissent ce qui leur tombe sous la main - des fouets, des bâtons, le brancard, et courent au cheval expirant. Mikolka, debout à côté de la bête, la frappe sans relâche à coups de levier. La jument allonge la tête et rend le dernier soupir.

- Elle est morte ! crie-t-on dans la foule.

- Mais pourquoi ne voulait-elle pas galoper !

⁃   C’est mon bien ! crie Mikolka, tenant toujours le levier dans ses mains. Ses yeux sont injectés de sang. Il semble regretter que la mort lui ait enlevé sa victime. »

 

Le droit de vie ou de mort est introduit, la cruauté des hommes avec.

 

Ce livre est aussi un livre qui fait corps avec l’âme tourmentée et c’est ainsi que l’on suit le parcours de Raskolnikoff, assassin en devenir en proie aux troubles et aux questions intérieures sans réponses qui le poussent au doute et à un état de confusion qui ne va faire que  s’intensifier.

 

« Il éprouvait un âcre plaisir à se poser ces poignantes questions qui, du reste, n’étaient pas nouvelles pour lui. Depuis longtemps, elles le tourmentaient, le harcelaient sans relâche, exigeant impérieusement des réponses qu’il se sentait incapable de leur donner. »

 

Des questions sans réponses qui n’empêchent pas sa pensée à continuer de se développer de façon inquiétante :

 

« Tout à coup, il frissonna : une pensée qu’il avait eue aussi la veille venait de se présenter de nouveau à son esprit. Ce n’était pas le retour de cette pensée qui lui donnait le frisson. Il savait d’avance, il avait pressenti qu’elle reviendrait infailliblement, et il l’attendait. Mais cette idée n’était plus tout à fait celle de la veille, et voici en quoi consistait la différence : ce qui, il y a un mois et hier encore, n’était qu’un rêve, surgissait maintenant sous une forme nouvelle, effrayante, méconnaissable. Le jeune homme avait conscience de ce changement… Des bourdonnements se produisaient dans son cerveau, et un nuage couvrait ses yeux. »

 

Jusqu’à ce qu’entre en scène Aliona Ivanovna, une vieille prêteuse sur gages dont la relation avec Raskolnikoff va prendre un tour inattendu lorsqu’en sortant de chez elle, Raskolnikoff en entend parler dans un bar ce qui réactive une thèse personnelle qu’il défend, sur la légitimité d’un crime, si ce dernier visait à transformer le mal en bien :

 

« Cent, mille œuvres utiles qu’on pourrait, les unes créer, les autres améliorer avec l’argent légué par cette vieille à un monastère ! Des centaines d’existences, des milliers peut-être mises dans le bon chemin, des dizaines de familles sauvées de la misère, de la dissolution, de la ruine, du vice, des hôpitaux vénériens, — et tout cela avec l’argent de cette femme ! Qu’on la tue et qu’on fasse ensuite servir sa fortune au bien de l’humanité, crois-tu que le crime, si crime il y a, ne sera pas largement compensé par des milliers de bonnes actions ? Pour une seule vie — des milliers de vies arrachées à leur perte ; pour une personne supprimée, cent personnes rendues à l’existence, — mais, voyons, c’est une question d’arithmétique ! Et que pèse dans les balances sociales la vie d’une vieille femme cacochyme, bête et méchante ? Pas plus que la vie d’un pou ou d’une blatte ; je dirai même moins, car cette vieille est une créature malfaisante, un fléau pour ses semblables. »

 

Mais voici que se heurte la pensée à la réalité et que s’introduit un nouvel élément qui va tout faire basculer, le passage à l’acte :

 

« Voici : tu es là à pérorer, à faire de l’éloquence ; mais dis-moi seulement ceci : tueras-tu toi-même cette vieille, oui ou non ?

- Non, naturellement ! Je me place ici au point de vue de la justice… Il ne s’agit pas de moi.

⁃   Eh bien, à mon avis, puisque toi-même tu ne te décides pas à la tuer, c’est que la chose ne serait pas juste ! »

 

Et pour que la troupe d’un épouvantable crime et drame à venir soit au complet, s’en mêle également un autre acteur majeur qui a nourri un écrit passé, celui de la destinée, qui va activer un énorme biais cognitif qui va le conduire sur celle de devenir un assassin, le biais de confirmation :

 

« Et par quel hasard celui-ci, juste au sortir de chez la vieille, entendait-il parler d’elle ? Une telle coïncidence lui parut toujours étrange. Il était écrit que cette insignifiante conversation de café aurait une influence prépondérante sur sa destinée… »

 

Car durant l’enquête, on comprendra qu’un autre thème qu’est celui du surhomme est à la manoeuvre :

 

« la nature partage les hommes en deux catégories : l’une inférieure, celle des hommes ordinaires, sortes de matériaux ayant pour mission de reproduire des êtres semblables à eux ; l’autre supérieure, comprenant les hommes qui possèdent le don ou le talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau. Les subdivisions, naturellement, sont innombrables, mais les deux catégories présentent des traits distinctifs assez tranchés. »

 

Et que cette catégorie supérieure peut se revendiquer de crimes « utiles » :

 

« À la première appartiennent d’une façon générale les conservateurs, les hommes d’ordre, qui vivent dans l’obéissance et qui l’aiment. À mon avis, ils sont même tenus d’obéir, parce que c’est leur destination et que cela n’a rien d’humiliant pour eux. Le second groupe se compose exclusivement d’hommes qui violent la loi ou tendent, suivant leurs moyens, à la violer. Leurs crimes sont, naturellement, relatifs et d’une gravité variable. La plupart réclament la destruction de ce qui est au nom de ce qui doit être. Mais si, pour leur idée, ils doivent verser le sang, passer par-dessus des cadavres, ils peuvent en conscience faire l’un et l’autre, — dans l’intérêt de leur idée, du reste, — notez cela. C’est en ce sens que mon article leur reconnaît le droit au crime. »

 

Des surhommes, engeance du génie, érigés et adoubés par la loi de la nature, qui s’impose d’elle-même, et comme le ferait des complotistes : promettre une révélation prochaine de cet équilibre :

 

« Il est évident que la répartition des naissances dans les diverses catégories et subdivisions de l’espèce humaine doit être strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi, bien entendu, nous est cachée aujourd’hui, mais je crois qu’elle existe et qu’elle pourra même être connue plus tard. Une énorme masse de gens n’est sur la terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs et mystérieux croisements de races, un homme qui, entre mille, possédera quelque indépendance. À mesure que le degré d’indépendance augmente, on ne rencontre plus qu’un homme sur dix mille, sur cent mille (ce sont là des chiffres approximatifs). On compte un génie sur plusieurs millions d’individus, et des milliers de millions d’hommes peut-être passent sur la terre avant que surgisse une de ces hautes intelligences qui renouvellent la face du monde. Bref, je ne suis pas allé regarder dans la cornue où tout cela s’opère. Mais il y a certainement et il doit y avoir une loi fixe ; le hasard ne peut exister ici. »

 

Il semble que sa destinée est écrite, et que tout ce qui s’assemble ne puisse plus faire machine arrière. Que des engrenages funestes malheureusement trop bien huilés, dans un esprit déterministe, soient bel et bien enclenchés :

 

« Sa casuistique, aiguisée comme un rasoir, avait tranché toutes les objections, mais, n’en rencontrant plus dans son esprit, il s’efforçait d’en trouver au-dehors. On eût dit qu’entraîné par une puissance aveugle, irrésistible, surhumaine, il cherchait désespérément un point fixe auquel il pût se raccrocher. Les incidents si imprévus de la veille agissaient sur lui d’une façon presque absolument automatique. Tel un homme qui a laissé prendre le pan de son habit dans une roue d’engrenage est bientôt saisi lui-même par la machine. »

 

Et c’est. Ainsi, que la pulsion assassine va se répandre telle une maladie, de toute sa fièvre, dans tout son corps :

 

« Raskolnikoff assimilait cette éclipse du jugement et cette défaillance de la volonté à une affection morbide qui se développait par degrés, atteignait son maximum d’intensité peu avant la perpétration du crime, subsistait sous la même forme au moment du crime et encore quelque temps après (plus ou moins longtemps suivant les individus), pour cesser ensuite, comme cessent toutes les maladies. Un point à éclaircir était celui de savoir si la maladie détermine le crime ou si le crime lui-même, en vertu de sa nature propre, n’est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide ; mais le jeune homme ne se sentait pas encore capable de résoudre cette question. »

 

Une maladie visible jusque dans les yeux de sa victime qui, quelques minutes avant de mourir, le lui signifiait, comme pour tenter d'enrayer le drame engagé  :

 

« — Que vous êtes pâle ! Vos mains tremblent ! Vous êtes malade,

batuchka ? »

 

Frôlant la paralysie juste après le passage à l’acte, où il manque de se faire surprendre lors de sa fuite :

 

« Et Raskolnikoff eut soudain la sensation d’une paralysie générale comme il arrive dans un cauchemar où vous vous croyez poursuivi par des ennemis : ils sont sur le point de vous atteindre, ils vont vous tuer et vous restez cloué sur place, incapable de mouvoir un membre. »

 

Avant de rejoindre à son toure dans l’antichambre de la mort dans sa propre âme désormais corrompue par le crime :

 

« Dans le premier moment, il crut qu’il allait devenir fou. Il éprouvait une terrible sensation de froid, mais ce froid provenait aussi de la fièvre qui l’avait saisi pendant son sommeil. Maintenant, il grelottait à un tel point que ses dents claquaient presque les unes contre les autres. »

 

La culpabilité provoquant jusque des hallucinations et le conduisant à ne plus s’alimenter :

 

« Personne n’est venu. Mais c’est le sang qui crie en toi. Quand il na pas d’issue et qu’il commence à former des caillots, alors on a la berlue… Tu vas manger ? »

 

Une chute abyssale le conduisant aux prises avec la folie :

 

« Parfois, il se figurait être alité depuis un mois déjà ; à d’autres moments, tous les incidents de sa maladie lui paraissaient se produire dans une seule et même journée. Mais cela, — cela, il l’avait absolument oublié ; à chaque instant, il est vrai, il se disait qu’il avait oublié une chose dont il aurait dû se souvenir, — il se tourmentait, faisait de pénibles efforts de mémoire, gémissait, devenait furieux, ou était pris d’une terreur indicible. Alors il se dressait sur son lit, voulait s’enfuir, mais toujours quelqu’un le retenait de force. Ces crises l’affaiblissaient et se terminaient par l’évanouissement. À la fin, il recouvra tout à fait l’usage de ses sens. »

 

Je ne vous spoilerais rien quant à l’issue de cette lutte intérieure qui va aborder également la thématique de la rédemption et de la foi. Si j’ai pu vous résumer la trajectoire du crime (élément central qui s'appuie sur une thèse particulière), vous dire que le gros de l’ouvrage traite du « châtiment », qui lui, se développe tout au long du roman - et comme vous avez pu le lire il est d’abord intérieur. Car Raskolnikoff n’est pas uniquement poursuivi par la justice, mais aussi et surtout par sa propre conscience.

 

« Celui qui a une conscience souffre en reconnaissant son erreur. C’est sa punition, — indépendamment des galères ».

 

Et c’est cette exploration qui en fait un livre de référence, une plongée vertigineuse dans les abîmes de l’âme humaine. Il interroge la morale, la foi, la justice et la nature du mal. Dostoïevski nous livre une œuvre exigeante, mais bouleversante.

 

Un livre incontournable, qui probablement doit bien faire partie des tops 10 des livres à avoir lu au moins une fois dans sa vie.

 


Publié le 10/07/2025