Le bruit et la fureur de William Faulkner est de très loin l’œuvre la plus déstabilisante que j’ai eu à lire jusqu’à présent.
Car le prix Nobel de 1949 nous livre en 1929 une œuvre semblable à un puzzle ou plutôt un miroir brisé d’une famille du sud des États-Unis que le lecteur doit reconstituer à travers une technique et une construction littéraire aussi ambitieuse qu’énigmatique, en bien des points.
Pour les cinéphiles, si j’évoque David Lynch, vous aurez une petite idée du ressenti que j’ai eu à lire ce premier livre de Faulkner : tout est sous les yeux et pourtant on est dans un flottement permanent. À la fois dans l’œuvre pour ce qui se dégage avec force et fureur ; et à la fois hors de l’œuvre tant il nous manque les clés et les codes pour cerner l’œuvre d’un artiste vaniteux bien décidé à n’en faire qu’à sa plume et à garder le cap dans l’ambition qu’il s’est fixée.
De la même façon que Proust, il faut passer le premier seuil et aller au bout pour y entrevoir bien autre chose qu’un texte sans intérêt. Et de la même façon, l’on ne peut s’empêcher ensuite de lire tout ce qu’il s’écrit sur le livre et l’auteur pour compléter son expérience par le point de vue des autres… de ce que l’on n’aura pas vu ou pas compris, de ce qui nous semblait insignifiant et qui finalement offre de nouvelles approches pour comprendre l’auteur et surtout ses personnages.
Car tout repose sur les personnages, le livre étant constitué de quatre parties offrant quatre points de vue, à des époques différentes et parfois avec des allers et retours dans le temps comme dans la première partie.
À noter qu’au-delà de cette complexité qui semble anodine, que l’écrivain a corsé l’épreuve en donnant parfois le même prénom à des personnages de générations différentes et parfois même indépendamment du genre : il y a Maury oncle (frère de Caroline) et Maury fils de Jason Compson, qui parce qu’il est handicapé mental, va être rebaptisé Ben et Benjy pour ne pas nuire à l’image de l’oncle. Jason Père, qui donne le même prénom à un de ses fils. Et pour corser le tout, Quentin qui est le fils de Jason père verra son prénom transmis à sa nièce…
La complexité n’est pas anodine et elle ne s’arrête pas là puisque dans le style vous trouverez de l’italique très fréquemment vous indiquant un mouvement, soit de caméra pour reprendre la métaphore cinématographique, soit de temporalité. Et vous serez également confronté à de longs passages sans ponctuation et dans ces mêmes phrases, des phrases interrompues…
Autant mieux vous le dire de suite, mais je pense que vous l’avez compris, pénétrer l’univers de Faulkner par cette œuvre est un acte de courage ou comme dans mon cas, une entreprise de grande naïveté, mais couronné d’une grande satisfaction lorsque l’on finit par comprendre la mécanique, les personnages et bien évidemment le contexte d’une époque trouble et violente.
Le titre du livre est inspiré de Macbeth de William Shakespeare :
« La vie […] : une fable
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien. »
Et ce n’est probablement pas un hasard si la première partie s’ouvre sur Benjy entouré de ses frères Quentin et Jason ainsi que Caddy (diminutif de Candace) ainsi que des enfants de la lignée noire des anciens esclaves que sont Versh, Front et T.P les enfants de Dilsey et son mari Rocks (il y a aussi sur une autre période Luster le fils de Frony mais toujours élevé par Dilsey). Cela fait beaucoup de monde, beaucoup de bruits et une fureur de tous les instants pour gouverner les autres, de nombreuses bêtises et de nombreuses questions sur une période qui couvre le décès de la grand-mère. On découvre aussi les parents Jason presque totalement transparents et Caroline qui comme la tante Léonie de Proust, à la santé fragile se trouvera alitée, s’en remettant aux figures masculines plus que déficientes. Cette première partie c’est le bruit et la fureur de toute cette complexité dans un trop simple d’esprit ne pouvant pas l’appréhender, pleurant et grognant ainsi très souvent, ajoutant du bruit au bruit et de la souffrance à la fureur, pavé de rites et d’obsessions en guise de repères.
La seconde partie est livrée sous le regard de l’esprit totalement torturé de Quentin (le fils de Jason père). C’est dans cette seconde partie le bruit et la fureur de son obsession et un amour déviant pour sa sœur qui va se marier. La fureur d’une lutte intérieure en arrachant les aiguilles de sa montre comme pour arrêter le temps, sans pour autant que le bruit du tic tac ne cesse, s’apparentant dès lors à un compte à rebours dont l’issue sera funeste.
La troisième partie nous livrera la vision de Jason fils qui succède à son père dans la tenue de la famille déjà en partie exploser puisque son frère Quentin est donc mort, que Caddy est partie laissant sa fille Quentin en lutte directe avec ce personnage violent, raciste et harceleur qui incarne tout le déclin du sud des États-Unis à la fin de la guerre de Sécession, toujours en proie au racisme le plus total, et face à de nouveaux enjeux économiques où se mêle instinct de survie et vaines tentatives pour ne pas se faire déclasser.
La quatrième partie, enfin, donnera le point de vue de Dilsey qui de par sa position dirige tout, tout en restant à sa place, sous la contrainte de Caroline, la maîtresse de maison qui a perdu son mari Jason, et qui s’en remet à présent à Jason fils. Dilsey c’est le point de vue inéluctable de l’histoire qui ne peut que constater les plus terribles conséquences, entre la fureur des personnages qui se déchaînent et lui donne du fil à retordre de toute part et le bruit des conflits et des injustices qui bouillonnent et grondent jusqu’à la déflagration finale…
Entrer dans l’univers de Faulkner par cette œuvre n’est pas chose aisée mais donne un accès direct, à un talent littéraire détonant (à noter au passage son énorme productivité littéraire sans compter qu’il était scénariste pour Hollywood), un écrivain du sud qui immortalise une époque clé dans le développement des États-Unis ; à travers ce livre des personnages que l’on retrouve dans d’autres livres, reflets cabossés et déformés par les les miroirs brisés qu’ils soient intérieurs, familiaux ou sociaux… un récit dans lequel règnent en maîtres absolus les ombres (le mot revient très souvent) et l’agitation vaine de destins condamnés à échouer, éternels recommencements (raison pour laquelle Faulkner reprend, je pense, les mêmes prénoms dans les générations qui suivent), comme si vivre était une malédiction dont on ne sortait pas vivant.
Mon seul regret est de n’avoir pas eu le point de vue de Caddy qui est à mes yeux le personnage principal du livre puisque très proche de Ben et leader quasi incontestée de la première partie, celle qui dans la seconde partie van par son mariage faire périr par la folie son frère Quentin, et dont sa fille (qui porte étonnamment le prénom de son frère) va avoir raison du second frère, Jason…
C’est sans nul doute un livre à relire pour faire de nombreuses découvertes encore. Un livre marquant que je recommande uniquement si vous consentez à d’innombrables efforts et disposez du calme le plus absolu pour tenter de vous approprier cette œuvre pas comme les autres de William Faulkner.