John Steinbeck est incontestablement l’un des auteurs humanistes qui me touchent le plus. Et cela faisait trop longtemps que je m’étais coupé de ses mots et de son sens de l’observation et du ressenti. Si « Les raisins de la colère » sur fond de Grande Dépression lui donne le prix Pulitzer en 1940 et « Des souris et des hommes » sont les plus connus, j’ai souhaité relire à nouveau « Rue de la sardine » afin d’en partager l’infinie tendresse que l’auteur porte dans ce livre aux antihéros, aux touts pleins de failles qui peut-être ont aussi la malchance pour ombre indissociable de leur destinée.
C’est pour commencer un livre qui interpelle sur la façon que l’on a de nourrir son point de vue et de juger de façon expéditive, sans prendre le temps de composer avec les nuances et encore moins de connaître les personnes. C’est l’invitation qui est faite dès la quatrième de couverture qui reprend les premières lignes de l’ouvrage, qui sont à mes yeux l’un des plus réussis de la littérature :
« La Rue de la Sardine, à Monterey en Californie, c’est un poème ; c’est du vacarme, de la puanteur, de la routine, c’est une certaine irisation de la lumière, une vibration particulière, c’est de la nostalgie, c’est du rêve. La Rue de la Sardine, c’est le chaos. Chaos de fer, d’étain, de rouille, de bouts de bois, de morceaux de pavés, de ronces, d’herbes folles, de boîtes au rebut, de restaurants, de mauvais lieux, d’épiceries bondées et de laboratoires. Ses habitants, a dit quelqu’un : “ce sont des filles, des souteneurs, des joueurs de cartes et des enfants de putains” ; ce quelqu’un eût-il regardé par l’autre bout de la lorgnette, il eût pu dire : “ce sont des saints, des anges et des martyrs”, et ce serait revenu au même. »
Le roman narre donc la vie qui s’articule dans et autour de la Rue de la sardine à travers une galerie de personnages et principalement celle de Doc, figure de la bonté et de l’empathie absolue et de la bande de Mack (Hazel, Eddie, Hughie et Jones) qui se sont regroupés en une ligue solidaire de survie dans « Le palais des coups » que le commerçant Lee Chong leur cède par bon sens, à commencer de celui des affaires dans lequel il excelle.
Avec des mots sans concessions, Steinbeck ne souhaite pas tomber dans l’angélisme naïf pour décrire ses personnages :
« Notre Père, qui travaillez à même la Nature, vous qui avez donné le don de survie au rat d’égout et au coyote, à la mouche, à la mite et au rouge-gorge, vous devez être éperdu d’amour pour les voyous et les salauds, et pour Mack et ses gars. »
Plaçant cependant la nécessité comme étant un des leviers qui peuvent dévier aux situations extrêmes, ce qui ne semble en rien remettre en cause le bon fond d’une personne :
« Il peut tuer si c’est nécessaire, mais il est incapable de causer une blessure pour le plaisir, même une blessure de sentiment. »
Et ce lieu central que devient « Le palais des coups » qui abrite la bande à Mack permet d’illustrer le fameux glissement de catégorie (mais aussi d’espoir) qui peut s’opérer entre celui qui possède et pas l’autre :
« Mack et les gars s’étaient donc attachés au Palace, il leur arrivait même de le nettoyer de temps en temps. Ils commençaient à regarder par-dessus l’épaule les vagabonds franchement mal organisés qui n’avaient même pas de toit à eux ».
La propriété en levier jusqu’à l’intérieur même de la bâtisse dont nul n’est besoin de murs formels pour la faire exister :
« Avec un morceau de craie, Mack avait dessiné cinq rectangles, sur le plancher — chacun sept pieds de long sur quatre pieds de large -, et il avait écrit un nom à l’intérieur de chaque rectangle. Cela représentait cinq pièces. Chacun chez soi. Et chacun disposant chez soi des droits sacrés et inviolables de la propriété »
Et de cette propriété fixe, un nouveau point de vue :
Maintenant, les gars pouvaient s’asseoir devant leur porte, avoir la vue du terrain vague tout entier, et du petit chemin, jusqu’à la rue, jusqu’à la façade du Laboratoire de l’Ouest. (…) ils pouvaient suivre Doc : on le voyait traverser la rue et pénétrer chez Lee pour y prendre sa bière. « Un chic type, Doc ! » disait Mack. « Faudrait faire quelque chose pour lui. »
Et c’est de point de vue en point de vue, de cœur en cœur et en péripéties nombreuses que va se développer cette quête altruiste de récompenser le meilleur d’entre eux. L’occasion pour l’auteur de partager des anecdotes pleines de fond :
« Doc, c’est une blague, une sacrée sale blague ! “Eh ben, il a mis sa main dans sa poche et il a sorti un dollar, et il m’a dit :” Mack, un type qui raconte des blagues pour avoir un dollar, faut qu’il en ait rudement besoin », et il m’a donné le dollar. Je l’ai jamais dépensé. Je l’ai gardé jusqu’au lendemain, et j’y ai rendu. »
Sur les capacités sans jamais oubliées qu’elles ne valent que dans l’utilité :
« Ce Mack, moi je vous dis qu’y pourrait être président des États-Unis, s’y voulait, murmura-t-il.
— À quoi que ça l’avancerait ? » observa Jones. »
Que souvent les représentations ne sont qu’illusion si l’on n’apprend pas à connaître les personnes :
« Henry-le-peintre n’était pas français et ne s’appelait pas Henry. Et ce n’était pas un vrai peintre. »
La douleur des échecs et du sentiment de culpabilité, de ce que vivent les autres en silence :
« C’est bien joli de dire : “Le temps adoucit tout.
Ceci aussi passera, on oubliera.” On répète ces boniments quand on n’est pas soi-même en cause ; lorsqu’on y est, on sait que le temps n’efface rien, que personne n’oublie et que l’on se trouve au cœur d’un malheur qui ne change pas. Doc ignorait le chagrin et les remords qui rongeaient les hôtes du Palace ; s’il l’avait su, il eût tenté de faire quelque chose. »
Que la véritable liberté c’est souvent le sacrifice de l’argent :
« Ils pourraient se gâcher la vie et gagner de l’argent. Quand ils veulent avoir quelque chose, ils déploient de l’intelligence, je vous garantis ! Mack est doué d’une sorte de génie. Ils connaissent l’essence des choses, et à quoi mène l’ordre du monde, et ils n’ont pas envie de se laisser prendre. *
La dualité de l’être humain et des sociétés qui sont siennes :
« Ce qui m’a toujours frappé, dit Doc, c’est que les choses que nous admirons le plus dans l’humain : la bonté, la générosité, l’honnêteté, la droiture, la sensibilité et la compréhension, ne sont que des éléments de faillite, dans le système où nous vivons. Et les traits que nous détestons : la dureté, l’âpreté, la méchanceté, l’égoïsme, l’intérêt purement personnel sont les éléments mêmes du succès. L’homme admire les vertus des uns et chérit les actions des autres. »
Je pourrais en ajouter encore mais le mieux et de lire ce livre dans lequel on apprend beaucoup de la nature de l’humain et de sa destinée, des détails sur lesquels se jouent des défaites ou des opportunités, de la méthode et de l’abnégation nécessaire pour se tromper et oser recommencer jusqu’à devenir une meilleure version de soi-même. Et puis c’est surtout un sacré livre qui me tient sacrément à cœur sur la solidarité.
Et pour conclure, je me suis dit que les dernières lignes du livre, plein de symbolisme, le feraient de la meilleure des manières :
« Il s’essuya les yeux du revers de la main. Les rats blancs tournoyaient dans la cage. Derrière le panneau de verre, les serpents enroulés reposaient, fixant l’espace de leurs méchants yeux sans regard. »