En sortant du café, je marque des buts imaginaires dans une cannette qui rebondit invariablement à quelques mètres. Ce bruit de ressort déglingué sonne comme celui qui se trouve dans ma tête. Tout à l’heure, ma professeure de français a noté sur mon classeur cette citation de La Bruyère : « c’est un grand malheur de n’avoir ni assez d’esprit pour bien parler ni assez de jugement pour se taire ».
Ces mots frappent juste car en l’espace de deux ans, j’ai changé tout à fait. Auparavant, j’étais de ceux qui s’épanchent auprès de n’importe qui en causant de tout et de rien… mais depuis que j’ai 14 ans, je ne parviens plus à sortir une phrase sans répéter la première syllabe. Mon esprit sème le trouble en moi dès que je parle. J’entends ce fameux bruit de ressort rouillé comme dans les sketches des séries télévisées : cela pourrait être drôle, mais avec un tel bruit de fond, il m’est impossible d’arriver à la fin d’une phrase.
Madame V*** le comprend bien. Elle était notre idole parce qu’elle ne ressemble pas à nos parents, elle ressemble à Taylor Swift.
- « Madame, c’est bientôt les vacances, vous allez me manquer ».
- « Toi aussi Alban, tu vas me manquer, mais c’est bien les vacances aussi » me confie Madame V*** d’un air épuisé.
- « Dites Madame, vous savez que pour Noël j’aurai un nouveau papa » ?
Je revois ses yeux de biche effarée comme si elle se trouvait devant les phares d’une auto.
- « Je l’ignore, Alban », me répond-elle d’une voix calme. Néanmoins, ses cils battent de plus en plus comme les ailes des oiseaux lorsqu’ ils s’enfuient à l’arrivée d’un promeneur. Elle aurait voulu fuir ce que j’allais lui dire.
- « Non, parce que mon premier père, je ne l’ai pas connu, mais le second vient de plaquer ma mère. Est-ce que cela vous ait déjà arrivé de plaquer quelqu’un, Madame » ?
Le visage de ma professeure est devenu de la même couleur que son rouge à lèvres. Bien sûr qu’il lui est déjà arrivé de plaquer quelqu’un ! m’avait assuré ma meilleure amie Lucie. Avec son air de Taylor Swift, Madame V*** sait forcément comment ça se passe…
J’aurais dû me taire, mais je suis un de ces tarés qui ont besoin de parler. Quand les gens normaux repèrent un danger, ils freinent alors que moi je déferle. Ma question jaillit en accéléré : « Dites, Madame, est-ce que vous pensez vraiment que ma mère peut trouver un nouvel ami sur Tinder ? ».
Madame V*** est devenue encore plus rouge, elle a semblé s’effondrer.
À compter de ce jour-là, Sara a commencé à me surnommer le « dingue ». « C’est l’hôpital qui se moque de la charité » avait déclaré le C.P.E en nous convoquant. Quand Sara me traitera de « dingue » je devrais lui rappeler la fois où elle avait voulu que son père sorte avec le sosie de « Taylor Swift » parce qu’elle voulait changer de mère. Notre professeure préférée s’était retrouvée enfermée dans le collège avec le père de Sara. Le temps que les adultes démêlent ses mensonges d’enfant, le portail automatique s’était refermé sur eux à 20h00. Ils avaient dû joindre la principale pour parvenir à s’extraire de l’établissement. Vouloir « arranger les histoires d’amour » de ses parents me semble pire que de demander à un adulte si « Tinder » fonctionne. Si l’on devait faire un concours de dingue, Sara gagnerait haut la main.
Au collège, personne ne pousse le raisonnement aussi loin. Si je passe pour « le dingue » officiel de l’établissement, Sara passe désormais pour « la fille populaire ». Ma mauvaise réputation s’explique par mon bruit de ressort cassé. Croire que tout le monde entend ce bruit me fait devenir fou.
Aujourd’hui, Sara a supplanté « Taylor Swift » en beauté comme en popularité quand nous avons su qu’elle avait reçu une carte postale d’Italie. Lorsqu’elle a fait tomber cette carte en ouvrant son classeur ce matin, Jules s’en est emparé. La carte a circulé de main en main en échappant au contrôle de Sara. Elle a dû aller la chercher à la fin de l’heure dans les mains de Jules. Ce crétin levait sa main bien haut pour l’obliger à la lui demander « gentiment ». Sara n’a rien voulu dire de l’expéditeur de la carte. Elle se trouvait dans son droit, mais l’imagination de Jules a cavalé jusqu’à transformer l’histoire de Sara en mythe.
À midi, le bruit courait que Sara aurait laissé un Italien languir d’amour sur le sable de Trapani. À midi trente, il s’agissait déjà d’un amant italien mafieux. À treize heures, nous apprenions que Sara avait couché avec des mafieux. Lucie et Clémentine n’accréditèrent pas la rumeur, mais elles demandèrent plutôt des preuves à Sara. À mon avis, elles auraient dû en demander à Jules. Sara haussa les épaules puis laissa Lucie examiner la pièce à conviction avant de lui déclarer d’un ton méprisant : « c’est une carte postale comme tu peux le voir, mais cela ne regarde personne ».
Lucie avait dévisagé Sara d’un air indigné avec les mains sur sa taille : « Mais Sara, nous avions dit rendez-vous avec la vérité à la rentrée ! ».
« Je ne dois la vérité à personne » avait répondu sèchement Sara. Elle avait pincé ses lèvres comme si elle regrettait immédiatement ses paroles. Lucie avait poursuivi Sara dans le couloir : « mais enfin, tu ne nous fais plus confiance, nous sommes tes amies ? ».
« Vous avez perdu ma confiance en exigeant de voir ce que je ne souhaitais pas vous montrer ».
Clémentine et Lucie se sont fâchées : Sara n’a plus d’amies. De son côté, Jules est persuadé que Sara a réellement couché avec un mec et grâce à lui, la cote de Sara grimpe dans le vestiaire des garçons. « Elle doit être bonne puisqu’un Italien lui écrit des cartes postales deux mois après la rentrée » hurlait Jules alors que nous nous rhabillons. Alors il lança un pari stupide parmi les huées : « On crie tous ensemble « Sara » pour qu’elle nous entende de l’autre côté des vestiaires ? La réponse fut un tollé, des braillements s’élevèrent dans un vacarme effréné de sacs et de chaussures de sport. Évidemment, le professeur d’EPS a exigé le silence en claquant la porte derrière lui : il avait tout entendu, il en restait pâle comme un linge.
« Mais Alban, tout le monde s’en moque que Sara ait un mec en Italie ! » avait tranché Lucie pour qui la préférence de Sara pour les Italiens importe autant que son goût pour le citron.
"Détrompe-toi Lucie, personne ne se moque des préférences sexuelles de Sara parce que tout le monde veut sortir avec. Sara a reçu plein de demandes de « nude ».
"Et alors" ? me demanda Lucie en regardant d’un air distrait le menu de la cantine.
"Sara n’envoie aucun « nude » et je crois qu’elle se fiche totalement des garçons de 3e B, ça doit être à cause de son amoureux italien".
"Ne me dis pas que toi aussi, tu crois à cette histoire débile ? Ne me dis pas que tu fais partie des imbéciles qui mendient des photos d’elle toute nue ? s’emportat-elle en contemplant le visage de Clémentine qui ricanait sottement.
Lucie nous regarda tous les deux d’un air affligé. « Ce n’est plus possible ce collège Saint-Joseph ! » déclara-t-elle en claquant la porte du foyer. À ses yeux, nous devenions bêtes à cause de l’apparition des caractères sexuels secondaires » dont parlait le professeur de SVT ce matin. Lucie est la seule à se sentir non concernée par sa condition biologique. Elle s’accroche à la logique comme à une planche de salut, à croire qu’elle n’a pas de corps. « Nous sommes des enfants, mais nous ne sommes pas aveugles » me disait-elle en 6ème en observant le manège entre ce beau gosse de Romuald W*** et Madame V***. « Ne trouves-tu pas bizarre que Romuald arrive toujours à temps pour secourir Madame V*** dans sa classe ? Il surgit comme un chevalier au moment où tout semble perdu pour elle ». Depuis qu’elle est en 4e, Lucy ferme les yeux sur les désirs des uns et des autres, j’ignore ce qui se passe sous sa peau de pierre.
Je donnerais n’importe quoi pour retrouver la 6e. Je n’ai jamais cessé d’apprécier Sara, Lucie, Clémentine et même Jules, mais je crains pour Sara. Pour cette raison, j’ai commencé à effrayer à Jules qui parle de « la choper ». « Tu sais Jules, j’aime ses hanches larges aussi, ça fait femme mais son mec n’a certainement pas notre âge. Ça pourrait être dangereux surtout si c’est un mafieux italien » lui ai-je dit. Jules m’a écouté, car il parle fort, mais il se distingue aussi par sa lâcheté.
À la reprise des cours, Lucie a déclaré à la cantonade : « il faut arrêter de vous faire des films avec Sara, elle a simplement reçu une carte postale : vous n’allez pas en faire un roman ». Pendant ce temps, Sara se taisait. Elle faisait semblant de ne pas entendre les propos obscènes que j’entendais bien. Depuis que Sara est populaire, elle est désormais un trophée plus difficile à gagner que la coupe des champions. J’ignore si la vie de trophée est plus enviable que celle de boulet car dans les deux cas, nous devenons des objets. Certes, Sara ne passera pas sa récré la tête sous l’eau dans les vestiaires comme ça a été mon cas, mais elle pourrait passer un sale quart d’heure avec mes anciens bourreaux dans le gymnase.
Comme chaque vendredi avec Lucie, nous nous sommes retrouvés au café après les cours. Nous sommes d’accord pour dire que cette journée de collège n’aura été qu’une tempête dans un verre d’eau. Le grand-oncle de Sara lui aura envoyé une carte postale, il n’y a que les vieux comme Salvatore pour envoyer des cartes postales. « Sara fait toujours des problèmes » s’énerve Lucie. Je regarde mon verre de coca avec désapprobation. « Sara n’est pas une fille à problème, c’est une fille à laquelle Jules fait des problèmes. Si tu es son amie, tu ne devrais pas la laisser tomber maintenant. Elle est populaire auprès des garçons, elle devient seule auprès des filles et à mon avis elle n’a jamais eu autant besoin de sœurs. Je te rappelle qu’elle n’en a pas. Avec tes grands principes de fraternité, voilà où tu en es Lucie ».
Avec ces mésaventures qui s’accumulent, je suis sur le point de craquer et d’envoyer ma meilleure amie sur les roses. L’avenir semble fragile pour nous. J’aimerais rencontrer des personnes qui grandiraient avec moi, car j’aurais besoin d’amis fiables que je ne perdrai jamais. Lucie m’a conseillé de lire la saga Harry Potter, mais peut-être que je cherche ailleurs ce que je ne trouve plus dans les livres. J’ai besoin de héros comme des garde-fous et d’amis comme des doudous.
J’ai gardé secrète la citation de La Bruyère que Madame V*** a marqué sur mon classeur aujourd’hui. J’apprends à garder des secrets depuis mon premier épisode de « dinguerie ». Ma mère m’avait envoyée chez la psychologue. Il paraît que ce sont les crises d’angoisse qui me font entendre ce « ressort rouillé ». Je pense tout le temps et mon esprit ne se repose jamais, je conserve un air de musique dans la tête, et je n’entends pas le silence. La psy m’a envoyé chez une orthophoniste pour soigner mon bégaiement. Depuis que j’ai des problèmes d’auto-écoute, j’écoute ma voix en stéréophonie afin de ne plus entendre le « bruit de ressort » quand je parle. Ce soir, j’ai attendu Madame V*** devant la salle des professeurs pour lui demander son avis : « est-ce qu’un jou-jou-jour je pourrais parler normalement ? ». « Je l’ignore Alban, mais je crois que si tu ne peux pas parler alors tu devrais écrire », m’a-t-elle répondu ce soir. J’ai envie d’un livre qui me tiendra compagnie. Je vais lancer l’enquête sur Sara Ventura pour prendre Lucie au mot et en faire un roman.
AE. Myriam 2024
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