“ Je reste fier sous la torture ”
–2021– Variant
La rue est calme. Trop calme, pour le Gavroche du XXIᵉ siècle. Exténués par tout ça, ses frères dorment. Batterie vide. Défaite après défaite, le front recule.
Il faut un sursaut.
Un seau glacé. Une gifle.
Hurler dans un coussin — ou les insulter, TOUS, dans un micro.
Le jeune insurgé n’a pas hésité.
Ainsi naquit Booba — et, avec lui, le rap hardcore[1] :
“ Stoppe le flot de sang, ce sang c’est le vôtre,
Faut prendre le leur
Les vrais savent, préviens-les autres ”
Les vrais savent
Lorsque la rue clame que “les vrais savent”, elle ne sacre pas seulement une élite consciente — elle trace une frontière. Les vrais se reconnaissent — porteurs d’une grâce, gardiens d’un secret. Et l’imposture rôde, jamais bien loin, flairant ce qu’elle ne peut qu’effleurer du regard. Âme maudite, parasite bavard, dispersé, étonnamment doué pour combler le vide avec du vide — falsifiant la force pour mieux tromper le faible.
Son monde ne pardonne pas : chacun doit répondre de soi. L’unité désintéressée n’est qu’un mythe. Chez lui, l’égo l’a porté, emporté, transporté ; alors, faute d’éveiller les cœurs, il réveille l’orgueil. Peut-être, enfin, se lèveront-ils — s’ils entendent !
“ Pas de place pour les faibles ”
Fœtus
.
“ À travers ma réussite tu vois ton échec
Donne-moi des news mec, comment la vie te traite ?”
Tout et tout de suite
.
“ J’ouvre des sociétés, ils ouvrent des boites de conserve ”
Quoi qu’il arrive
.
“ Qu’est-ce que sait faire mon peuple,
À part grimper aux arbres ?
Te racketter à la récré et être appelé aux armes ! ”
Paradis
De la géopolitique à la cellule familiale, l’odeur de la division ne se questionne même plus !
De la calomnie des incapables au commentaire stérile. Du besoin de salir au refus de comprendre. De la jubilation devant l’échec au silence face au triomphe. De l’intolérance à l’audace à l’ingratitude assumée. De l’indignation théâtrale à la police du détail.
Là où l’excellence devait inspirer, elle offense. Booba le sait – pour beaucoup, s’élever, c’est trahir.
Punir celui qui ose, retenir celui qui part, freiner celui qui court — et se complaire, dans une harmonie admirable, dans le cocon paisible de la nullité.
Un complexe d’infériorité siégeant dans l’inconscient collectif comme un syndrome auto-immun, prompt à identifier l’originalité comme un corps étranger — agissant à travers le complexé, construit pour briser la nuque de quiconque tente de lever les yeux.
“ Si ma life c’est d’la merde,
Crois pas qu’la tienne elle est mieux ! ”
Couleur ébène
.
“ Fais c’que tu sais faire :
fermer ta gueule, parler dans mon dos ”
De mauvaise augure
..
“ Notre peur la plus profonde n’est pas que nous ne soyons pas à la hauteur.
Notre peur la plus profonde est d’être puissants au-delà de toute limite.
C’est notre propre lumière et non pas notre obscurité qui nous effraie le plus.
Nous nous posons la question : “ Qui suis-je, moi, pour être brillant, talentueux et merveilleux ? ”.
En fait, qui êtes-vous pour ne pas l’être ?
Vous restreindre et vivre petit ne rend pas service au monde.
L’illumination, ce n’est pas de vous rétrécir pour éviter d’insécuriser les autres.
Nous sommes nés pour rendre manifeste la gloire de Dieu qui est en nous.
Elle ne se trouve pas seulement chez quelques élus : elle est en chacun de nous, et au fur et à mesure que nous laissons briller notre propre lumière, nous donnons inconsciemment aux autres la permission de faire de même.
En nous libérant de notre propre peur,
notre présence libère automatiquement les autres[2]”
..
Il n’existe pas encore de mur contre la musique. Dans ce bunker identitaire où la France se barricade contre ses propres branches, elle passe — et lui avec. Pirate de l’art, c’est par l’oreille qu’il entre, creusant ce tunnel que nul ne voit, mais que tous entendent.
Aligné sur le modèle afro-américain, il œuvrait en sachant que la culture noire finirait par poser son rythme ici, sur le vieux continent.
Mais s’ils se sentaient seuls dans le ghetto, lui se sentait seul dans sa tête. Il comprenait la logique de la lutte — ce sont eux qu’il ne comprenait pas. Et réciproquement.
Booba se doit d’imbriquer son histoire dans le roman national — mais comment écrire juste avec des mots imposés, des mots qui sonnent faux ? Son idéal avait pris chair, mais pas racine. Et sur ce sol qui refusait de l’accueillir, la France devint étrangère.
Alors il s’en est allé au pays de la liberté. Son regard est resté politique, mais lointain, désenchanté. Désormais, il est une alternative — qui ne propose que le sang : une armée de voix en marche vers l’annexion des esprits.
“ Si t’as pas d’camps, t’as pas d’avis,
Pas de navire, pas d’avenir
En n’disant rien, on a tout dit
Donc ferme ta gueule et follow me ”
Ratpis World
.
“ À tous les rates-pi de la région
Monte à bord, t’es à la maison
Ici beaucoup de mères nous b******,
Beaucoup de mères de familles nombreuses, hélas ” Gotham
Le pirate n’a pas le temps pour les détours. Devant le mur arbitrairement dressé contre lui, il accélère. Si le mur cède, il passe. S’il tient, il revient — encore et encore. À défaut de céder, le faire trembler suffit.
En dehors de la vérité, rien n’est inébranlable.
Le mur finira par céder — tôt ou tard.
Censurer ses propos, c’est consentir à l’engrenage assimilationniste — là où l’abandon d’un principe finit toujours par l’abandon de tous. À ce jeu-là, on n’obtient rien, si ce n’est la place du chien tenu en laisse, couché aux pieds de son maître.
“ Donne-nous la patte,
On t’arrache tout le bras ”
Jusqu’ici tout va bien
.
“ J’t’ai dit “ sers-toi ” mais t’as trop pris ”
Variant
Sa poésie s’ouvre là où les choses dégénèrent — derrière la ligne rouge.
“ Je ne suis qu’un parasite, évadé du collège.
Tu vas devenir raciste quand je vais te braquer ta Rolex.
T’en parleras à tes collègues qui vont le devenir aussi
Mais moi, je m’en bats les c*******,
Je donnerai l’heure à tout mon possy ”
La vie en rouge
Son “possy”, c’est sa meute. La “Rolex”, l’objet de sa quête : un succès soutiré par la violence, peu importe si cela déchaîne un racisme latent, à peine maquillé. Tant qu’il peut “donner […] l’heure” — orienter les siens dans le sillage qu’il a creusé. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, Booba connaît ses classiques. Et lui, ne joue pas les pompiers. Si la braise prend, qu’il pleuve !
Chacun récolte ce qu’il sème.
Booba sait la haine qu’on lui voue — et s’en amuse. Mieux : il l’entretient. Elle le cerne comme un feu follet, venant couronner le spectacle.
“ Je ne vous aime pas non plus,
N****z vos mères ”
Vaisseau mère
Avec, parfois, quelques ajustements :
“ Ils m’ont rayé la Bentley,
J’dois refaire la peinture ” Id.
Conduit par son génie, Booba nous traîne — de nuit, dans la poussière — jusqu’au portail de l’Enfer.
Il est insensé qu’un tel degré d’égarement, d’engagement, de poésie, d’insubordination, puisse s’épanouir dans un marécage aussi poisseux. Et pourtant… Cette odyssée défie l’entendement. Alors on lui nie tout : son engagement, sa poésie, son insubordination — jusqu’à son humanité. Ne retenant que l’égarement…
Si “les cerveaux sont pris d’assaut” 6G—, le cœur, leur maillon faible, est l’espace intime où la résistance doit se déployer pour pourrir de l’intérieur ce que l’ennemi tente d’élever par encerclement idéologique.
Dans ces pages, la Piraterie, l’exclue des exclus, c’est l’art de s’abreuver de la pluie, de domestiquer la tempête, d’investir le brouillard — et, sous l’œil de l’oppresseur, d’apprendre à retourner contre lui ses propres instruments de domination.
“ Je suis un glock israélien
Dans la mano d’un Palestinien ”
Oh bah oui
Elle est l’allégorie de la convergence des luttes —quotidiennes, diffuses —, qui ruissellent vers et depuis des fronts épars, identifiés selon le discernement et le pouvoir du juste : prier, écrire, aimer, informer, éduquer, enseigner, soigner, créer, hacker, entreprendre, déconstruire…
Chacun son rôle dans cette comédie.
⚔
“ Des bancs de la school au port de la cagoule
Des crayons de couleurs aux Uzis mitrailleurs
Flash-back, du landau à la Maybach
Du premier esclave au premier président black
J’ai souffert, d’autres ont souffert beaucoup plus
Pour eux je déchaîne les enfers, les degrés Celsius
À César, j’esquisse un rictus
Incline-toi devant le purple fœtus ”
Fœtus
Tandis que “César” — l’empire dans sa sinistre splendeur — règne, paré d’or et d’arrogance, un “fœtus” croît : promesse d’un empire en devenir, un contre-pouvoir embryonnaire, blotti dans le sanctuaire de la poésie, appelé à régner ; à défier l’ordre établi.
Du chaos politique au chaos poétique, Booba traduit la réponse — proportionnée — de la racaille :
On sait. Vous espériez qu’on vous admire, qu’on vous suive. Mais nos regards sont tournés ailleurs. Nous sommes à terre, aujourd’hui. Demain est un jour nouveau. Demain, un nouveau nous surgira — un nous sans vous.
Nous soumettre suppose que vous puissiez nous menacer. On ne craint pas la prison quand on naît dans le ghetto. Ceux à qui vous avez volé la vie ne craignent plus de mourir. Si la société nous déconsidère, alors nous déconsidérerons ses lois. Puisque vous criminalisez ce que nous sommes, nous banalisons la criminalité.
“ Ce n’est qu’un au revoir, see you de l’autre côté des lois ” Glaive
Le déni de justice, la matrice de l’anarchie. L’illégalité n’est que le prolongement logique.
“ Tout le monde peut s’en sortir
Aucune cité n’a de barreaux ”
Game over