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Hélas Alice
Chapitre 3

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Elle avait comme une miette de pain dans la gorge, un morceau d’angoisse qui venait chaque matin avant le turbin. Elle n’avait jamais su pourquoi. Peut-être l’idée du temps immense et désertique, l’image de la caisse bientôt devant elle, le tabouret réglable sur lequel elle s’assoira pour six heures non-stop, à peine le droit d’aller aux toilettes. Peut-être l’idée du premier client, du premier code-barres, celui qui marquera le top-départ. Six heures à s’esquinter à tirer les boîtes de conserve et les paquets de nouilles. Presque une tonne par journée. Derrière la caisse et devant les dix-mille mètres carrés de l’hyper. En ligne de front avec cinquante autres caisses.

 

Elle fit tourner la clé dans la serrure, appuya sur l’interrupteur, puis pressa la grosse touche « connect » sur le clavier de la machine. La caisse se mit à ronronner doucement. Dans le brouhaha de la journée, ça ne s’entendait bien sûr pas, mais là, dans le grand hyper encore vide ça vibrait et ça vivait d’un inquiétant murmure électrique. Il y eut quelques signes qui passèrent furtivement sur la console digitale où s’affichaient les prix et les codes-articles. Chaque fois qu’elle allumait la caisse, ça faisait des chiffres, des lettres à l’envers, des étoiles et des trucs. Puis les signes étranges disparaissaient. On lui avait dit – un jour – que c’était normal, que c’était la liaison avec l’ordinateur qui gérait les stocks – un jour. C’était lors d’une « formation » de quelques heures, pour les nouvelles caisses que l’hyper venait d’acheter (avec les caisses d’avant c’était moins pratique, on ne calculait pas les stocks assez vite, avait dit le type de la « formation »). Elle, ça lui faisait surtout peur, ces nouvelles caisses. Si jamais elle faisait une fausse manœuvre sans le faire exprès ? Si jamais elle déréglait l’ordinateur ? Ce serait peut-être une faute professionnelle… Elle avait tenté d’exprimer ses craintes à la chef, mais elle s’était mélangée les mots et n’avait pas pu terminer son explication. Et elle avait simplement fait un geste rageur du menton, vers la saloperie de caisse, recroquevillant sa peur dans une dure coquille de rancune. Elle n’avait plus su quoi dire. Elle n’avait jamais appris à parler. On ne lui avait jamais appris à savoir. La chef l’avait toisée de la tête aux pieds, et lui avait aboyé dans le dos tandis qu’elle retournait à son poste – Mademoiselle, contentez-vous d’appliquer les consignes d’utilisation qui sont détaillées noir sur blanc dans le tiroir de votre terminal de saisie ! Terminal de saisie. C’était comme ça que disait la chef, au lieu de dire la caisse. La putain de caisse.

 

C’était l’heure. Elle les entendait arriver. Un bruit sourd, imperceptible pour une autre oreille, mais elle, elle aurait pu distinguer ce petit bruit au milieu du plus grand des vacarmes. Un léger roulement, un frottement de plastique et l’écho des semelles sur le carrelage. Les clients et leurs caddies. Le surveillant-chef venait d’ouvrir la grille de métal à l’entrée de l’hyper, et la marée humaine faisait irruption, prolongée en un même corps androïde par les roulettes trépidantes des chariots à marchandises. Elle sentait la petite miette d’angoisse pincer un peu plus fort. Il en était entré une centaine d’un seul coup, la première fournée du matin. Le plus souvent il s’agissait de personnes âgées, des retraités, dans leurs chemises fermées jusqu’au dernier bouton sur la peau tremblante du cou, dans leurs châles et leurs bonnets enfoncés jusqu’aux yeux, dans leur chaussures fourrées à mi mollets. Ils allaient à pas glissant derrière le caddie nickel-chrome, lourd comme un camion, ils allaient au plus pressé, en valse-hésitation entre les rayons, rabougris de vie derrière le chariot géant. Il y avait aussi des plus jeunes, regards vidés par le chômage, des femmes fagotées dans des robes à quinze euros, des types en pantalons de survêt’, voûtés dans leurs tee-shirts froissés, mal rasés ou pas du tout. Pas la peine pour une simple course à l’hyper. C’était la première fournée du matin, les lève-tôt de l’hyper. Tous ceux-là faisaient des provisions calculées au plus juste, sans superflu, une consommation de survie au centime – du café-chicorée – des côtes de porc sous vide – du vin au litre – des boites de pâté en promo. Rien à voir avec les boulimiques du début de soirée qui tiraient leurs caddies-jumbos bourrés à craquer de pizzas surgelées, de sorbets, de kleenex parfumés et de whisky ou de vodka à déguster plus tard devant le feuilleton télé.

 

Là-haut, la musique d’ambiance rassurante avait commencé sa ritournelle et les premières annonces promotionnelles valsaient déjà aux quatre coins de l’hyper, ensevelissant les oreilles dans la consommation – Avec Carrefour je positive. Derrière la vitre de la caisse centrale, la caissière-chef veillait au mirador. Le premier chariot glissa vers elle – un pack de six laits – laser code-barres – quatre soupes en sachet – laser code-barres. Laser code-barres. Le départ était pris, elle était prête à déchiffrer tous les articles du monde. Laser code-barres.

Publié le 29/07/2025 / 9 lectures
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