Il y a la fatale Ismahane, la belle et la passionnée, la forte et la redoutable, l’épicurienne et la libre … Et puis, il y a le mal, un diktat sorti de nulle part, un corps qui perd son autonomie et sa régularité, un regard qui s’ouvre démesurément et l’obligation de suivre au pas et d’attendre.
« Le temps change et je perds mon emprise sur les choses, » constatait-elle.
Elle avait l’esprit en déroute entre patience et suivi des impératifs médicaux, colère subite, déni et conscience de nouveau … Certains matins, elle se levait avec les automatismes d’avant le choc - organiser sa journée, aller très fréquemment vers le soir et les plaisirs - et très vite, quelque chose de violent montait de ses tréfonds, un mélange de peurs diverses, de nerfs à vif, de refus d’accepter la nouvelle situation et de poussées d’en finir elle-même, avec ses propres moyens, pour rester maîtresse de son corps et de sa vie.
Des émotions puissantes qui déferlent, qui agissent et qui invalident. Et puis, se faire force, calmer le flux, apaiser son intériorité psychique, fabriquer de l’espoir et se mentir délibérément : je suis la meneuse de ma ronde de vie.
Se mentir pour un temps, toujours plus court.
La passion des corps paraissait fade, c’était nouveau. Un corps malmené. Comment parler d’amour et d’abandon ? « Se mentir est tout ce que je possède pour le moment, » se disait-elle. Et elle repartait dans la vie et elle humait des parfums légers et appelait Farid :
- Un peu d’amour mon ami. Ça rallongera nos vies, lui disait-elle, dans un souffle de sa fabrication.
À combien de jours était-elle déjà ? Allait-elle pouvoir continuer à taire sa réalité ? De quelles manières contrarierait-elle ses hauts le cœur, ses hauts le corps ? Farid et Étro, voyaient-ils, ne serait-ce qu’un tressaillement révélateur de ses moults remous ?
Et puis, sa vie défilait sous ses yeux. Dix fois par jour. Elle pensait à lui qui l’abandonna à seize ans, qui l’oublia, qui prit plaisir à sourire à ses souffrances. Elle se souvint du jour où il lui dit qu’il serait heureux si elle venait à mourir.
- Je ne mourrai pas. Pour t’épargner. Et j'aime vivre, lui dit-elle.
Et il partit d’un grand éclat de rire méchant, claqua la porte et s’en alla. Elle ne l’avait plus revu. Quinze ans d’absence. Pourquoi ?
Elle avait tout compensé par le plaisir corporel. Je vais me fabriquer du bonheur au quotidien. Je le vaux bien.
Allait-elle lui faire savoir, à lui, le mal rongeur et ricaner aux répercussions intérieures ? Les siennes ?
Elle savait ses bleus d’enfant malmené, d’enfant à l’oreille obsessionnelle, d’enfant désireux de pureté absolue.
- Étro, on dîne ce soir. Léger. Et on s’aime, lui proposa-t-elle.
- Ismahane, mon amour, cela faisait un moment. J’apporterai ton Porto. Ismahane, Ismahane ! À ce soir.
À suivre