Les deux femmes revenaient de l’épicerie Félix Potin. Elles remontaient la rue de Varenne le long de façades monotones. En regardant au loin, elles aperçurent la silhouette d’un homme se découper derrière la dentelle de fer d’un balcon. Philippe. L’universitaire assurait un maintien digne d’un amiral malgré un état d’ébriété chronique. Il contemplait l’horizon de la rue de Bourgogne vêtu de son peignoir croisé marine.
Derrière lui, les longues tentures blanches du 2ème étage volaient comme des nuées sur cet histrion. Le personnage avançait d’un pas magistral vers la rue comme pour haranguer la foule. Il tenait à la main un objet carré en plastique d’un air sobre et décidé.
Oh mon Dieu, que tient-il à la main ? Je crois que Philippe va encore faire une bêtise ! Nous n’aurions jamais dû laisser ta fille avec !
Si elle avait été honnête avec elle-même, Hélène aurait dû remercier Philippe puisqu’il venait d’éviter son expulsion.
En effet, l’époque cherchait à abolir les privilèges des locataires protégés par la loi de 1948. Hélène avait grandi dans un appartement dont le bail appartenait à sa famille pendant la guerre. À l’après-guerre, le gouvernement avait fait voter une loi préservant les loyers des augmentations. Près de quarante ans plus tard, les promoteurs souhaitaient vendre l’immeuble de la rue de Bourgogne à la découpe en expulsant les vieux locataires les uns après les autres. En envoyant des huissiers, ils tentaient de prouver que le bail devenait caduc si le locataire d’origine n’habitait plus sur les lieux.
Hélène se trouvait seule lors de la première visite de l’huissier. Monique était sortie au Louvre avec sa fille pour contempler les momies égyptiennes dès l’ouverture. Quant à Philippe, il se trouvait sur le point d’aller prendre un café en compagnie un camarade de promotion.
Alors qu’Hélène corrigeait ses copies, l’homme de loi s’était présenté devant l’interphone.
Hélène avait répondu.
Madame V*** ? vous confirmez bien que vous habitez toujours avec votre père ?
À la hâte, Hélène avait déverrouillé la porte blindée du 2ème étage. Le juriste exigeait des preuves de vie du locataire officiel des lieux : il voulait rencontrer le père d’Hélène ou voir ses vêtements puisqu’il se trouvait le seul titulaire du bail locatif. Malheureusement, le veuf habitait Strasbourg depuis ses 80 ans.
Hélène répondit donc que son père était sorti mais l’huissier ne renonça pas. Si le père d’Hélène habitait sur place, ses vêtements s’y trouveraient nécessairement, prétendait-il.
À ce moment, Hélène rencontra une idée de génie en exhibant les affaires de son ex-amant Philippe. Elle montra sa chambre, celle de ses enfants et se revendiqua « divorcée » en expliquant qu’elle ne s’était jamais remariée. Ce n’est pas si facile de se remarier ajouta-t-elle devant l’huissier.
L’odeur d’alcool qui imprégnait les vêtements acheva de convaincre l’huissier qu’Hélène vivait une situation familiale difficile. Hélène venait de gagner une première manche de la partie qui l’expédierait vers Auteuil.
Pendant ce temps, Philippe dont le moral coulait à pic comme les bains Deligny s’apprêtait à sortir du puits d’encre dans lequel la vie l’avait jetée. Lorsque l’on touche le fond de la piscine, il ne reste plus qu’à donner un coup de pied pour enfin refaire surface. Un canot de sauvetage apparut devant cet amiral littéraire à la dérive.
Un ancien camarade de promotion l’invita pour fêter sa récente entrée au ministère. En devenant chef de cabinet du nouveau ministre de l’Éducation nationale, son condisciple cherchait à constituer une équipe de « fidèles ». Philippe ressortait de l’entretien avec une consigne claire. D’abord, tu te soignes. Plus d’alcool. À cette condition, mais seulement à cette condition, tu viendras travailler avec moi.
Depuis que Philippe venait de rétrograder du rôle d’amant au rôle de sous-locataire, son chat Cannelle demeurait son seul allié dans l’appartement. Le félin lui tenait lieu d’alter ego les soirs d’ivresse. Pour nous figurer Cannelle, nous devons nous représenter un vieux chat roux qui perdrait ses poils partout. L’animal passait ses journées sur la plaque en verre d’un radiateur en fonte.
Philippe rentrait de chez Nicolas d’un air renfrogné avec quelques bons crus pour se consoler du départ d’Hélène aux Seychelles avec une nouvelle conquête. Il ressemblait alors à son chat car il plaçait son fauteuil près du radiateur. Il ne touchait plus au piano des beaux jours car il se trouvait désaccordé, mais il écoutait une symphonie de Gustav Mahler. Il s’endormait en musique contre le radiateur, son chat près de son cœur et sa cigarette à la main. Virginie s’approchait sans bruit du dormeur pour le contempler. Sa cigarette se consumait lentement après son endormissement en une colonne de cendres interminable.
La petite fille entendait le crépitement du velours des accoudoirs qui se consumait. Plus loin, de diamant du disque vinyle grésillait sans fin sur le sillon comme un point d’orgue moderne à la symphonie n°8.
La mère de Virginie la tira par la manche pour qu’elle ne réveille pas ce drôle de géant à qui l’alcool donnait un air béat.
Hélène et Monique furent accueillies par la colère du clown triste qui revendiquait un moyen de transport correct pour le départ en vacances de son chat.
C’est inacceptable. Ton fils a pris la cage de transport de mon chat et m’a laissé cette nullité toute petite pour Cannelle. Cannelle ne prendra pas le train avec moi pour Dinard en voyageant dans cette miniature !
Et quant au reste, je ne peux même plus utiliser la salle de bain à cause de ta fille Alessia.
Hélène haussa les épaules.
Philippe ne connaissait plus de limite à sa colère.
Qu’est-ce qu’elle a aussi cette salope d’Alessia à se barricader ? Ça fait une heure qu’elle y est !
Philippe resta seul à vitupérer contre l’adolescente.
Seule Virginie ne craignait pas Philippe parce qu’elle trouvait qu’il ressemblait trop au capitaine Haddock pour être vraiment méchant.
Philippe avait fait un pas en avant vers le balcon filé. La cage pendait à présent au-dessus du vide.
Virginie mesura l’écart qui se trouvait entre le balcon et le sol. De haut, elle s’amusait à suivre le parcours des passants en regardant la cage se balancer au-dessus de leurs têtes.
Tu ne vas quand même pas la laisser tomber d’en haut, un adulte ne ferait pas ça !, s’exclama Virginie en croyant à une farce.
Philippe regarda Virginie avec des yeux pétillants de malice.
Si, la preuve !
Virginie vit la main de l’homme libérer soudainement la poignée de la cage du chat. Un chignon surmonté un manteau de fourrure s’écarta vivement de sa trajectoire en s’écriant « Oh, mais… » puis la cage s’écrasa au sol avec fracas.
Ce soir-là, Monique fut prise d’une crise de rage. Elle tança sévèrement sa fille. Virginie, mais quelle idée as-tu eu de t’asseoir dans le canapé du salon aussi !
En effet, en dépit des efforts de Monique, aucune manœuvre ne parvenait à décoller les poils beiges de Cannelle qui collaient à la robe marine de sa petite fille modèle.
AE. Myriam 2024
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