BENJAMIN
Cette année, mon contrat au centre de loisirs a commencé avant même le coup d’envoi de la saison touristique. Mon rôle n’est déjà plus le même qu’il y a quatre ans : je m’apprête à superviser l’équipe d’animations multisports. Dans mon logement de fonction, les rideaux ferment mal mais le soleil me réveille au bon moment ; pendant que les fêtards cuvent et que les familles dorment, je vais courir avant le début de mon service.
Chaque matin d’été, je vole en courant un moment de plaisir à ma journée de travail. J’aime sentir la fraîcheur de la rosée sur mes baskets le matin. En arrivant ici, j’ai contemplé cette étendue d’eau comme le miroir du ciel. Puis, j’ai renoncé à ma première impression pour comprendre qu’un lac traduisait autant d’expressions qu’une personne. Ce matin, le vent s’est levé ; des vaguelettes ridaient même sa surface. Les expressions du mauvais temps se propageaient en profondeur comme sur le visage de Marie-Gabrielle Robinson : quand elle ne sourit pas, le visage de ma voisine plisse sous l’ennui. Évidemment, je n’atteins pas l’âge de cette mère de famille dont les trois fils ont 9, 4 et 3 ans.
À 22 ans, mon visage est resté lisse comme l’étang d’une carte postale. Je me laisse vivre au fil de l’eau depuis la fin de mon Master de STAPS. Dans dix ans, je ne m’imagine pas avec la vie cadenassée de Marie-Gabrielle Robinson, car je voudrais garder ouvertes toutes les expériences sans poser d’étiquette définitive. Si réussir ma vie revient à fabriquer un bonheur qui me rendrait triste alors je préfère risquer d’échouer.
J’ai aperçu pour la première fois Madame Robinson comme un drôle de héron au milieu de la forêt. Lundi matin en allant courir, j’ai vu sur l’herbe une femme en tenue de sport noir qui faisait l’oiseau. Mardi, déguisée en flamant rose, elle m’a salué la tête en bas depuis une nouvelle position insolite. Alors, j’ai stoppé net ma foulée devant sa cabane parce qu’elle m’intriguait. Une femme seule hors-saison ici, c’est original.
Marie-Gabrielle Robinson cherche « une bouffée d’air » pour une semaine de « déconnexion » totale avant l’arrivée de son mari et de ses trois enfants. Tandis qu’elle proclame qu’elle a tout réussi, elle semble malheureuse de son bonheur.
Mercredi matin, cette cliente avait bloqué la clef dans sa serrure. J’ai frappé à sa porte dès mon début de service. Je l’entendis interrompre une conversation d’un « très bien » extrêmement sec qui sentait la dispute. Pourtant, elle prit le temps de composer un magnifique sourire depuis la table de son bungalow. Elle fumait et agitait nerveusement ses doigts autour du cendrier.
« Alors, Benjamin, vous me trouvez peut-être coincée ? » s’aventura-t-elle en me dévisageant, elle ricanait plus qu’elle ne riait.
De mon côté, j’examinais sa serrure qui fonctionnait parfaitement et m’empressai de la détromper : « Non, pas du tout, Madame Robinson, je ne vous trouve pas coincée, c’est très bien de continuer le sport à votre âge, vos enfants doivent être fiers d’avoir une mère sportive ! ».
Avec effarement, je compris soudain à quel jeu elle jouait.
La situation devenait dégradante pour chacun de nous et je ressentis un grand malaise.
- « Si vous voulez supprimer toute inquiétude de ma part, soyez explicite », exigeai-je sèchement.
Pour toute réponse, elle décroisa ses jambes et je pâlis franchement.
Je m’efforçais de garder mon calme devant cet avatar de Sharon Stone mais je voyais déjà mon été se couvrir de gros nuages noirs. Tous les signaux de détresse s’allumaient dans mon esprit. Un de mes camarades de promotion a dû arrêter son stage de Coach dans un Club à cause d’une cliente du même genre. Si j’ai la naïveté de me retrouver seul quelque part avec cette femme, je crains de finir comme lui.
Cependant, je n’ai pas dérogé à mon rituel sportif. Jeudi, en passant devant la porte de Marie-Gabrielle Robinson, j’ai assisté à la suite du défilé de mode printemps-été : elle portait sur ses formes le même ensemble Tie and Dye que mon ex. Oh, l’impression bizarre ! Inévitablement, j’ai repensé à mon ex sur sa barre verticale et j’ai fait une rechute. Quant au reste, je n’ai pas salué Madame Robinson et elle ne m’a pas salué non plus. Autant dire qu’après l’épisode de la veille, je préfère encore que nous nous ignorions.
Le lendemain, un orage m’a réveillé en sursaut. Une fenêtre a claqué. En sentant l’odeur de la pluie dans la nuit, je repensai à la porte ouverte de ma voisine. Mon imagination devenait un volcan alors qu’une foule d’images m’assaillaient : impossible de me rendormir. J’ai pensé que si Madame Robinson s’aventurait à frapper à ma porte, je perdrais facilement le contrôle de la situation ; ce serait difficile de dire « non » à une femme qui chercherait juste à se changer les idées.
Certes, les clients pour lesquels nous débloquons les portes, jouons les psys et les déboucheurs d’évier s’arrogent beaucoup de droits sur nous. Certaines femmes se croient même tout permis parce qu’elles payent. Quant à moi, je voudrais seulement davantage de considération dans ma vie. Ce matin, j’entendais des archéologues se révolter contre leur ministre de la Culture : « Il faudrait que les archéologues arrêtent de creuser un trou pour creuser un trou », déclare-t-elle. Leur ministre les prend pour des chiens ! Moi aussi, je suis écœuré de passer pour un chien auprès des clients : « si tu travailles mal à l’école, tu finiras par aller chercher des bouées dans l’eau comme le Monsieur»… Je devine que vous compatissez avec le pauvre archéologue qui commence Indiana Jones pour finir fox-terrier, alors dites-vous que j’aurais aimé devenir sportif de haut niveau non pas Golden Retriever ! Alors que j’ai besoin de reprendre pied, je me fais aborder par une femme qui me considère comme un homme à tout faire avec fonction « animal de compagnie ». Je la trouve jolie mais je me respecte trop pour coucher avec quelqu’un ne me respecte pas. Alors vraiment, je déteste les personnes méprisantes et je suis sûr que vous serez d’accord avec moi.
Soudain, parmi les joncs, j’ai reconnu la tête de Marie-Gabrielle Robinson. Voilà le pire endroit où une « cliente dangereuse » comme elle pouvait se trouver parmi les 200 hectares de bois. Félicitation pour ce choix, Madame Robinson, car le SPA forestier comporte de nombreux risques : perte des clefs, malaise, brûlure, incendie, noyade, etc. La porte ouverte du sauna n’indique rien de bon. Alors que j’insiste pour savoir si elle s’y trouve seule, je la vois disparaître et réapparaître à la surface de l’eau. Vous reconnaissez comme moi une situation inquiétante… elle est inerte, ne répond plus rien, elle ne peut pas esquisser un mouvement… et sa tête qui ne remonte plus à la surface…
À ce moment, je découvre que Madame a verrouillé le loquet du portillon pour ne pas être dérangée. Cette femme a vraiment un problème avec les serrures ! Ainsi, sans perdre davantage de temps, j’escalade la barrière.
AE. Myriam 2024
myriam.ae.ecriture[at]gmail.com