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Ils ont eu une exquise pensée, mes élèves et collègues de la Faculté : voici, précieusement relié et solennellement apporté, le premier exemplaire de ce livre d’hommage qu’à l’occasion de mon soixantième anniversaire et du trentième de mon professorat les philologues m’ont consacré. Il est devenu une véritable biographie : il n’y manque pas le moindre de mes article, pas la moindre de mes allocutions officielles ; il n’est pas d’insignifiants comptes rendus parus dans je ne sais quelles Annales de l’érudition que le labeur bibliographique n’ait arrachés au tombeau de la paperasse. Tout mon développement, avec une netteté exemplaire, degré par degré, comme un escalier bien balayé, est là reconstitué jusqu’à l’heure actuelle. Vraiment, je serais un ingrat si cette touchante minutie ne me faisait pas plaisir. Ce que j’ai cru moi-même effacé de ma vie et perdu se retrouve, dans ce livre, présenté avec ordre et méthode : oui, je dois avouer que le vieil homme que je suis a contemplé ces feuilles avec le même orgueil que jadis éprouva l’étudiant devant le certificat de ses professeurs qui, pour la première fois, attestait son aptitude à la science et sa volonté de travail.
Cependant, après avoir feuilleté ces deux cents pages appliquées et regardé attentivement cette sorte de miroir intellectuel de moi-même, il m’a fallu sourire. Était-ce vraiment là ma vie ? Se développait-elle réellement en spirales marquant une si heureuse progression depuis la première heure jusqu’à maintenant, ainsi qu’à l’aide de documents imprimés le biographe en avait déroulé symétriquement le cours ? J’éprouvais exactement la même impression que lorsque pour la première fois j’avais entendu ma propre voix parler dans un gramophone : d’abord je ne la reconnus pas du tout ; sans doute c’était bien ma voix, mais ce n’était que celle qu’entendent les autres et non pas celle que je perçois moi-même, comme à travers mon sang et dans l’habitacle intérieur de mon être.
Et ainsi, moi qui ai employé toute une vie à décrire les hommes d’après leurs œuvres et à objectiver la structure intellectuelle de leur univers, je constatais, précisément par mon propre exemple, combien reste impénétrable dans chaque destinée le noyau véritable de l’être, la cellule plastique d’où jaillit toute croissance. Nous vivons des myriades de secondes et, pourtant, il n’y en a jamais qu’une, une seule, qui met en ébullition tout notre monde intérieur : la seconde où (Stendhal l’a décrite) la fleur interne, déjà abreuvée de tous les sucs, réalise comme un éclair sa cristallisation, — seconde magique, semblable à celle de la procréation et, comme elle, cachée dans le sein gauche de son propre corps, invisible, intangible, imperceptible, — mystère qui n’est vécu qu’une seule fois. Aucune algèbre de l’esprit ne peut la calculer. Aucune alchimie du pressentiment ne peut la deviner et rarement l’instinct lui-même peut s’en rendre compte.
Ce livre ignore tout du secret de mon avènement à la vie intellectuelle : c’est pourquoi il m’a fallu sourire. Tout y est vrai, il n’y a que l’essentiel qui y fasse défaut. Il me décrit, mais sans parvenir jusqu’à mon être. Il parle de moi sans révéler ce que je suis. L’index soigneusement établi comprend deux cents noms : il n’y manque que celui d’où partit toute l’impulsion créatrice, le nom de l’homme qui a décidé de mon destin et qui, maintenant, avec une double puissance, m’oblige à évoquer ma jeunesse. Il est parlé de tous, sauf de lui, qui m’a appris la parole et dont le souffle anime mon langage : et, brusquement, je me sens coupable de cette lâche dissimulation. Pendant toute une vie j’ai tracé des portraits humains, j’ai réveillé du fond des siècles des figures, pour les rendre sensibles aux hommes d’aujourd’hui, et précisément je n’ai jamais pensé à celui qui a toujours été le plus présent en moi ; aussi je veux lui donner, à ce cher fantôme, comme aux jours homériques, à boire de mon propre sang, pour qu’il me parle de nouveau et pour que lui, qui depuis longtemps a été emporté par l’âge, soit auprès de moi, qui suis en train de vieillir. Je veux ajouter un feuillet secret aux feuilles publiques, mettre un témoignage du sentiment à côté du livre savant, et me raconter à moi-même, pour l’amour de lui, la vérité de ma jeunesse.