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Il va de soi que je louai aussitôt la chambrette dans la maison du professeur. Même, si elle ne m’eût pas plu, je ne l’en aurais pas moins prise, et cela uniquement pour avoir l’impression, naïvement reconnaissante, de me trouver spatialement plus près de ce maître enchanteur qui en une heure m’avait donné plus que tous les autres ensemble. Mais la petite chambre était ravissante : située au-dessus de l’appartement de mon maître, rendue un peu obscure par le pignon de bois qui la surmontait, elle offrait de la fenêtre une large vue à la ronde sur les toits voisins et sur le clocher ; dans le lointain on distinguait un carré de verdure et, au-dessus, les nuages, les chers nuages de ma patrie. Une vieille petite femme, sourde comme un pot, s’occupait avec les soins touchants d’une mère de ses pupilles passagers. En deux minutes je me mis d’accord avec elle, et, une heure plus tard, ma malle grinçante faisait crier en montant l’escalier de bois.
Ce soir-là, je ne sortis plus ; j’oubliai même de manger. Mon premier mouvement avait été de tirer de ma malle le Shakespeare, que par hasard j’avais apporté, impatient de le lire (c’était la première fois depuis des années) ; ma curiosité avait été enflammée jusqu’à la passion par le discours du professeur et je lus l’œuvre du poète anglais, comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Peut-on expliquer des changements semblables ? Mais, tout d’un coup, je découvrais dans ce texte un univers ; les mots se précipitaient sur moi, comme s’ils me cherchaient depuis des siècles ; le vers courait, en m’entraînant, comme une vague de feu, jusqu’au plus profond de mes veines, de sorte que je sentais à la tempe cette étrange sorte de vertige éprouvé en rêvant qu’on vole au-dessus de la terre.
Je vibrais, je tremblais ; je sentais mon sang couler plus chaud en moi ; c’était comme une fièvre qui brusquement m’avait saisi ; rien de cela ne m’était jamais arrivé précédemment et, pourtant, je n’avais fait qu’entendre un discours vibrant. Mais l’enivrement de ce discours persistait sans doute encore en moi ; si je répétais une ligne tout haut, je sentais que ma voix imitait inconsciemment la sienne, que les phrases bondissaient suivant le même rythme impétueux et que mes mains avaient envie, tout comme les siennes, de planer et de s’envoler. Comme par un coup de magie, j’avais, en une heure de temps, renversé le mur qui jusqu’alors me séparait du monde de l’esprit et je me découvrais, moi, passionné par essence, une nouvelle passion qui m’est restée fidèle jusqu’à aujourd’hui : le désir de jouir de toutes les choses de la terre par le truchement de l’âme des mots.
Par hasard, j’étais tombé sur Coriolan, et je fus pris comme d’un vertige, lorsque je trouvai en moi tous les éléments de cet homme, le plus singulier de tous les Romains : fierté, orgueil, colère, raillerie, moquerie, tout le sel, tout le plomb, tout l’or, tous les métaux du sentiment. Quel plaisir nouveau pour moi que de découvrir, de comprendre tout d’un coup magiquement cela ! Je lus et je lus jusqu’à en avoir les yeux brûlants ; lorsque je regardai ma montre, il était trois heures et demie du matin. Presque effrayé de cette nouvelle puissance qui, pendant six heures, avait fait vibrer tous mes sens, tout en les stupéfiant, j’éteignis la lumière, mais en moi-même les images continuèrent de briller et de fulgurer ; je pus à peine dormir dans le désir et l’attente du lendemain qui, pensais-je, élargirait cet univers qui s’était découvert en moi d’une manière si enchanteresse et en ferait entièrement ma propriété.