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La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 5

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Mais le lendemain matin m’apporta une déception. Mon impatience m’avait fait arriver un des premiers dans la salle où mon maître (c’est ainsi que je l’appellerai désormais) devait faire son cours sur la phonétique anglaise. Son entrée suffit à me faire peur : était-ce donc là le même homme qu’hier, ou bien étaient-ce seulement mon esprit excité et mon souvenir qui avaient fait de lui un Coriolan enflammé, qui sur le Forum brandit la parole comme la foudre, intrépide comme un héros, subjuguant et domptant toute résistance ?

Celui qui entrait ici d’un pas menu et traînant était un vieil homme fatigué. Comme si un halo pâle et lumineux eût quitté son visage, je remarquai maintenant, de la première rangée de bancs où je m’étais placé, que ses traits d’une matité presque maladive étaient sillonnés de rides profondes et de larges crevasses ; des ombres bleues creusaient comme des rigoles dans le gris flasque des joues. Des paupières trop lourdes ombrageaient les yeux du professeur posés sur son cahier de cours ; et la bouche aux lèvres décolorées et trop minces ne donnait à la parole aucune sonorité : où était donc son allégresse, cet enthousiasme qui s’exaltait de sa propre jubilation ? Même la voix me semblait étrangère ; comme désenchantée par ce sujet grammatical, elle allait avec raideur d’un pas monotone et fatigant à travers un sable qui faisait entendre un crissement sec.

Je fus pris d’inquiétude. Ce n’était, certes, pas là l’homme que j’attendais avec impatience depuis la première heure de mon réveil : qu’était devenu son visage, qui, hier, brillait sur moi comme un astre ? Ici un professeur usé déroulait froidement sa matière ! J’écoutais avec une anxiété toujours nouvelle l’accent de sa parole, pour voir si malgré tout le ton d’hier ne reparaîtrait pas, cette vibration chaude qui avait étreint mon être comme une main sonore et qui l’avait haussé jusqu’au ton de la passion. Mon regard se posait sur lui toujours plus inquiet, palpant, en quelque sorte, plein de déception, ce visage devenu étranger : indéniablement la figure était la même, mais elle semblait vidée et dépouillée de toutes forces créatrices ; elle était lasse et vieillie, comme le masque parcheminé d’un vieil homme. Une pareille chose était-elle possible ? Pouvait-on être si jeune à une certaine heure et, l’heure d’après, si vieux ? Y avait-il des bouillonnements de l’esprit qui soudain transforment le visage aussi bien que la parole et qui vous rajeunissent de dizaines d’années ?

La question me tourmentait. Je sentais brûler en moi comme une soif de mieux connaître cet homme au double aspect. Et, obéissant à une inspiration subite, à peine eut-il quitté sa chaire, en passant devant nous sans nous regarder, que je courus à la bibliothèque et demandai les ouvrages qu’il avait écrits. Peut-être qu’aujourd’hui il était tout simplement fatigué et que son élan avait été étouffé par une indisposition physique : mais ici, dans la forme du livre fixée pour durer, je trouverais forcément le moyen de pénétrer et de comprendre sa personnalité qui m’intriguait si fortement. Le garçon m’apporta les livres : je fus surpris de voir qu’il y en avait si peu. En vingt ans, cet homme déjà vieillissant n’avait donc publié que cette mince série de brochures détachées, d’introductions, de préfaces, une thèse sur l’authenticité du Périclès de Shakespeare, un parallèle entre Hœlderlin et Shelley (cela, il est vrai, à une époque où aucun des deux n’était considéré par son peuple comme un génie) et autre pacotille philologique.

À vrai dire, tous ces écrits annonçaient comme étant prêt à être publié un ouvrage en deux volumes intitulé « Le Théâtre du Globe, sa description, ses auteurs ». Mais, bien que cette annonce remontât déjà à vingt ans, le bibliothécaire me confirma, sur la demande que je lui en fis expressèment, le fait que l’ouvrage n’avait jamais paru. Un peu craintif et déjà n’ayant plus qu’un faible courage, je feuilletai ces brochures, dans l’ardent espoir d’y entendre de nouveau la voix enivrante et son rythme impétueux. Mais ces écrits marchaient d’un pas de constante gravité ; nulle part n’y frémissait le rythme à la chaude cadence, bondissant au-dessus de lui-même comme la vague au-dessus de la vague, — le rythme de ce discours enivrant. « Quel dommage ! » soupira en moi une voix intérieure ; j’avais envie de me battre moi-même, tellement je frémissais de colère et de méfiance à l’égard de mon sentiment qui s’était trop vite et trop crédulement abandonné à lui.

Mais l’après-midi, au séminaire, je retrouvai mon maître. Tout d’abord, il ne parla pas lui-même. Suivant l’usage des « collèges » anglais, cette fois-ci deux douzaines d’étudiants étaient répartis, pour la discussion, en deux camps, parlant pour et contre ; le sujet était encore emprunté à son Shakespeare bien-aimé : il s’agissait de savoir si Troïlus et Cressida (dans son œuvre préférée) devaient être considérés comme des figures de parodie et l’œuvre elle-même comme une comédie satirique ou comme une tragédie masquée par l’ironie. Bientôt, sous l’action d’une main habile, cet entretien simplement intellectuel s’enflamma et se chargea d’une animation électrique. Les arguments bondissaient avec acuité contre des assertions manquant de vigueur ; des interruptions et des exclamations stimulaient vivement l’ardeur et l’impétuosité de la discussion, si bien que ces jeunes gens arrivèrent presque à se manifester mutuellement de l’hostilité.

C’est alors seulement, lorsque les étincelles se mirent à crépiter, que le professeur intervint brusquement, relâcha l’étreinte trop violente, en ramenant adroitement la discussion à son objet, mais en même temps pour lui imprimer, par une impulsion secrète, un puissant élan spirituel s’élevant jusqu’à l’infini ; et ainsi il fut subitement au centre de ce jeu de flammes dialectiques, lui-même plein d’une allègre excitation, aiguillonnant et modérant à la fois la lutte, maître de cette vague déferlante d’enthousiasme juvénile et lui-même débordé par elle.

Appuyé à la table, les bras croisés sur la poitrine, il regardait de l’un à l’autre, souriant à celui-ci, encourageant d’un signe secret celui-là à la riposte, et son œil brillait du même feu que la veille : je sentais qu’il était obligé de se maîtriser pour ne point ôter lui-même à tous, d’un seul coup, la parole de la bouche. Mais il se contenait avec violence ; je le voyais à ses mains, qui pressaient toujours plus fortement sa poitrine à la manière d’une douve ; je le devinais à ses commissures frémissantes, qui retenaient déjà avec peine le mot palpitant. Et, subitement, ce fut plus fort que lui ; il se jeta avec ivresse dans la discussion, à la manière d’un plongeur ; d’un geste énergique de sa main brandie, il coupa en deux le tumulte, comme fait la baguette d’un chef d’orchestre : aussitôt tous se turent et alors il résuma tous les arguments, avec sa manière harmonieuse. Et, tandis qu’il parlait, il reprenait son visage de la veille ; les rides disparaissaient derrière le jeu flottant des nerfs, son cou et sa stature se tendaient en un geste hardi et dominateur et, abandonnant sa posture courbée de guetteur, il s’élança dans le discours, comme dans un flot torrentiel.

L’improvisation l’emporta : je commençai à comprendre que, d’un tempérament froid lorsqu’il était seul, il lui manquait, dans un cours didactique ou dans la solitude de son cabinet, cette matière enflammée qui, ici, dans notre groupe pressé d’étudiants fascinés et haletants, faisait exploser la cloison recouvrant son être véritable ; il avait besoin (oh ! que je le sentais !) de notre enthousiasme, pour en avoir lui-même, de notre intérêt, pour ses effusions intellectuelles, de notre jeunesse, pour ses élans de jeunesse. Comme un joueur de cymbale se grise du rythme toujours plus sauvage de ses mains frénétiques, son discours devenait toujours plus puissant, plus enflammé, plus coloré et plus ardent ; et plus notre silence était profond (malgré soi on sentait dans l’espace notre halètement), plus s’élevait la hauteur de son exposé, plus il était captivant et plus il ressemblait à un hymne. En ces minutes-là tous nous nous donnions uniquement à lui, nos sens et notre esprit entièrement possédés par cette exaltation.

Et de nouveau, lorsqu’il eut terminé soudain, en faisant allusion au discours de Gœthe sur Shakespeare, notre excitation tomba violemment. Et, de nouveau, comme la veille, il s’appuya épuisé contre la table, le visage blême, mais encore parcouru par les petites vibrations et les frémissements des nerfs, et dans ses yeux luisaient étrangement la volupté de l’effusion qui durait encore, comme chez une femme qui vient de s’arracher à une étreinte souveraine. J’aurais eu scrupule de m’entretenir maintenant avec lui, mais par hasard son regard tomba sur moi, et indéniablement il sentit ma gratitude enthousiasmée, car il me sourit amicalement et, légèrement tourné vers moi, sa main entourant mon épaule, il me rappela que je devais aller le trouver chez lui, le soir même.

À sept heures précises, je fus donc exact au rendez-vous. Avec quel tremblement l’adolescent que j’étais franchit ce seuil pour la première fois ! Rien n’est plus brûlant que le respect d’un jeune homme, rien n’est plus timide, plus féminin que son inquiète pudeur. On me conduisit dans son cabinet de travail ; une pièce à demi obscure où je ne vis d’abord, à travers les vitres des bibliothèques, que les dos bariolés d’une multitude de livres. Au-dessus de la table était accrochée l’École d’Athènes de Raphaël, tableau qu’il aimait particulièrement (comme il me l’expliqua par la suite), parce que toutes les catégories d’enseignements, toutes les formes de l’esprit y sont symboliquement unies en une synthèse parfaite. C’était la première fois que je voyais ce tableau. Malgré moi, je crus découvrir dans la figure volontaire de Socrate une ressemblance avec le front de mon maître. Derrière brillait un marbre blanc, une belle réduction du buste du Ganymède de Paris, avec, près de là, le Saint Sébastien d’un vieux maître allemand : beauté tragique qui probablement n’avait pas été placée par hasard à côté d’une beauté voluptueuse.

J’attendais le cœur battant, aussi silencieux que toutes les œuvres d’art, noblement, muettes, qui étaient là tout autour ; ces objets exprimaient symboliquement une beauté spirituelle nouvelle pour moi, dont je n’avais jamais eu aucun pressentiment et que je ne comprenais pas encore très nettement, bien que je me sentisse déjà prêt à communier fraternellement avec elle. Mais je n’eus que peu de temps pour contempler tout cela, car voici que celui que j’attendais entra et se dirigea vers moi ; de nouveau ce regard mollement enveloppant et qui brûlait comme d’un feu caché, ce regard qui, à ma propre surprise, dégelait et épanouissait ce qu’il y avait en mon être de plus secret, se posa sur moi. Je lui parlai aussitôt avec une liberté complète, comme à un ami, et, lorsqu’il me questionna sur les études que j’avais faites à Berlin, soudain monta malgré moi à mes lèvres (tandis que j’en étais tout effrayé) le récit de la visite de mon père, et je confirmai à cet étranger le serment secret que j’avais fait de me livrer au travail avec le sérieux le plus absolu. Il me regarda d’un air ému :

— Non seulement avec sérieux, mon garçon, — dit-il ensuite, — mais surtout avec passion. Celui qui n’est pas passionné devient tout au plus un pédagogue ; c’est toujours par l’intérieur qu’il faut aller aux choses, toujours, toujours en partant de la passion.

Sa voix devenait de plus en plus chaude, et la pièce de plus en plus obscure. Il me parla beaucoup de sa propre jeunesse, me raconta comment lui aussi avait follement commencé et comment il ne découvrit que tard sa propre vocation : je n’avais qu’à être courageux et, dans la mesure de ses moyens, il m’aiderait ; je pouvais m’adresser à lui sans crainte, quels que fussent mes désirs et mes questions. Jamais encore personne ne m’avait parlé avec autant d’intérêt, avec une compréhension aussi profonde de la vie. Je tremblais de gratitude et j’étais heureux que l’obscurité cachât mes yeux humides.

J’aurais ainsi pu rester là des heures, sans faire attention au temps, lorsqu’on frappa légèrement. La porte s’ouvrit : une mince silhouette entra, comme une ombre. Le professeur se leva et dit, en matière de présentation : « Ma femme. » L’ombre svelte approcha indistincte, mit une petite main dans la mienne et dit alors, tournée vers lui : « Le dîner est prêt. » — « Oui, oui, je le sais », répondit-il hâtivement et (c’est du moins ce qu’il me sembla) d’un air un peu contrarié. Quelque chose de froid parut soudain être passé dans sa voix et, comme maintenant la lumière électrique flamboyait, il redevint l’homme vieilli de l’austère salle de cours qui, d’un geste las, me congédia.

Publié le 08/05/2025 / 14 lectures
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