Une fois connecté à votre compte, vous pouvez laisser un marque-page numérique () et reprendre la lecture où vous vous étiez arrêté lors d'une prochaine connexion en vous rendant dans la partie "Gérer mes lectures", puis "Reprendre ma lecture".

La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 21

PARTAGER

Depuis le soir où cet homme que je révérais entre tous m’ouvrit son destin, comme on ouvre un dur coquillage, depuis ce soir-là, qui date de quarante ans, tout ce que nos écrivains et nos poètes nous racontent d’extraordinaire dans leurs livres et ce que les pièces de théâtre dissimulent dans les coulisses, comme étant trop tragique pour la lumière de la scène, me paraît enfantin et sans importance. Est-ce par indolence, lâcheté ou insuffisance de vision que tous se bornent à dessiner la zone supérieure et lumineuse de la vie, où les sens jouent ouvertement et légitimement, tandis que, en bas, dans les caveaux, dans les cavernes profondes et dans les cloaques du cœur s’agitent, en jetant des lueurs phosphorescentes, les bêtes dangereuses et véritables de la passion, s’accouplant et se déchirant dans l’ombre, sous toutes les formes de l’emmêlement le plus fantastique ? Sont-ils effrayés par le souffle, ardent et dévorant, des instincts démoniaques, par la vapeur du sang brûlant ? Ont-ils peur de salir leurs mains trop délicates aux ulcères de l’humanité, ou bien leur regard, habitué à des clartés plus mates, est-il incapable de les conduire jusqu’à ces marches glissantes, périlleuses et dégouttantes de putréfaction ? Et, pourtant, l’homme qui sait n’éprouve pas de joie égale à celle qu’on trouve dans l’ombre, de frisson aussi puissant que celui que glace le danger et, pour lui, aucune souffrance n’est plus sacrée que celle qui par pudeur n’ose pas se manifester.

Or ici un homme se révélait à moi dans sa nudité la plus complète ; ici un homme déchirait le tréfonds de sa poitrine, prêt à mettre à nu son cœur battant, empoisonné, consumé et suppurant. Il y avait là une volupté sauvage à se martyriser volontairement, à la manière des flagellants, dans cet aveu contenu pendant des années et des années. Seul quelqu’un qui avait eu honte, qui s’était courbé et caché pendant toute une vie pouvait avec une telle ivresse débordante descendre jusqu’à l’implacabilité d’un tel aveu. Morceau par morceau un homme arrachait sa vie de sa poitrine, et, en cette heure-là, moi, qui étais encore presque un enfant, j’aperçus pour la première fois, d’un œil hagard, les profondeurs inconcevables du sentiment humain.

D’abord sa voix vogua immatérielle dans l’espace, comme une trouble fumée issue de l’émotion, comme une allusion incertaine à des événements secrets ; et, pourtant, l’on sentait, justement à la façon dont la passion était péniblement maîtrisée, qu’elle allait se déchaîner furieusement, tout comme dans certaines mesures ralenties avec violence et qui précèdent un rythme véhément on sent déjà dans ses nerfs le furioso. Mais ensuite des images commencèrent à flamboyer, s’élevant en frémissant au-dessus de la tempête intérieure de la passion et peu à peu devenant plus claires. Je vis d’abord un enfant, un timide enfant replié sur lui-même, qui n’ose dire un mot à ses camarades, mais qu’un désir physique, confus et impérieux attire précisément vers les garçons les plus jolis de l’école. Cependant, lors d’un rapprochement trop tendre, l’un d’eux l’a repoussé avec irritation ; un second s’est moqué de lui en lui décochant un mot d’une odieuse netteté et, ce qui est pire encore, tous deux ont cloué au pilori, devant leurs camarades, cette passion contraire. Et aussitôt une unanimité de raillerie et d’humiliation exclut, comme un pestiféré, l’enfant confus, de la joyeuse camaraderie des élèves ; aller à l’école devient pour lui un calvaire quotidien et lui, qui porte le précoce stigmate, voit ses nuits troublées par le dégoût de lui-même : l’enfant qui est repoussé par ses pareils sent que sa passion contre nature et qui, pourtant, ne s’est précisée que dans des rêves, est une folie et un vice déshonorant.

La voix du narrateur vacille, incertaine. Un instant il semble qu’elle menace de s’éteindre dans l’obscurité. Mais un soupir lui redonne de la force et, de la noire fumée, sortent maintenant en flamboyant de nouvelles images qui s’alignent comme des ombres et des fantômes. L’enfant est devenu étudiant à Berlin ; pour la première fois la ville souterraine permet à son penchant longtemps maîtrisé de se satisfaire. Mais combien elles sont souillées par le dégoût et empoisonnées par l’angoisse, ces rencontres, où l’on cligne de l’œil, dans les coins sombres des rues, dans l’obscurité des gares et des ponts ! Qu’elles sont pauvres de plaisir, toujours frissonnant, et remplies d’atroces périls, le plus souvent se terminant misérablement par des chantages et chacune d’elles traînant encore pendant des semaines, comme une limace, une trace visqueuse de glaciale épouvante ! Voie infernale entre l’ombre et la lumière : tandis que, pendant le jour clair et laborieux, le cristal de l’esprit purifie le savant, le soir replonge toujours cet être de passion dans la lie des faubourgs, dans la fréquentation d’individus équivoques, que la simple vue du casque à pointe policier suffit à mettre en fuite, dans les tavernes aux lourdes exhalaisons dont la porte méfiante ne s’ouvre que devant un sourire convenu. Et sa volonté doit se tendre comme l’acier, pour cacher cette duplicité de la vie quotidienne, pour dérober prudemment au regard étranger ce secret aussi terrifiant que la tête de Méduse, en conservant pendant le jour irréprochablement l’attitude grave et digne d’un professeur pour parcourir ensuite, la nuit, incognito, le monde souterrain de ces aventures honteuses se déroulant dans l’ombre des lanternes vacillantes. Sans cesse le pauvre homme en proie à la torture s’efforce de faire rentrer dans l’ordre, avec le fouet de la maîtrise de lui-même, cette passion sortie de la voie naturelle ; toujours de nouveau l’instinct l’entraîne vers le ténébreux péril. Dix, douze, quinze années de luttes, brisant les nerfs, contre la force magnétique et invisible d’une inclination incurable s’étirent en une seule convulsion, jouissance sans plaisir, honte qui étouffe ; et petit à petit se creuse ce regard, obscurci et timidement caché en soi-même, que lui donne la peur de sa propre passion.

Enfin tard déjà, passé la trentième année de sa vie, une tentative énergique pour remettre l’attelage sur la voie droite. Chez une parente, il fait la connaissance de sa future femme, une jeune fille qui, attirée obscurément vers lui par ce que son être a de mystérieux, éprouve à son égard un amour sincère ; pour la première fois le corps de garçon et l’allure juvénile et pétulante de cette femme peuvent donner pendant quelque temps le change à sa passion. Une liaison rapide réussit à triompher de son aversion pour l’être féminin ; pour la première fois sa passion est vaincue, et dans l’espoir de se rendre maître, grâce à cet amour naturel, de son penchant pervers, impatient de s’enchaîner à ce qui pour la première fois lui a fourni un soutien contre cette attirance intérieure qu’exerce sur lui le péril, vite, il épouse, — après lui avoir tout avoué, — la jeune fille. Maintenant il pense que la voie qui mène aux zones d’épouvantes est barrée. Pendant quelques brèves semaines, il jouit de la sérénité ; mais bientôt le nouvel excitant se montre inefficace et le désir frénétique reprend tenacement sa suprématie. Et désormais la femme déçue, et qui l’a déçu lui-même, ne sert plus que de paravent pour masquer aux yeux de la société la récidive de son penchant.

De nouveau la route périlleuse frôle la marge de la loi et de la société pour descendre dans les ténèbres du danger.

Et, tourment particulier qui s’ajoute au chaos de son âme, une fonction lui est assignée où ce penchant devient malédiction. La fréquentation permanente des jeunes gens est un devoir officiel pour le chargé de cours à la Faculté qui sera bientôt professeur titulaire ; la tentation pousse toujours vers lui, à portée de son haleine, une nouvelle floraison de jeunesse, éphèbes d’une antique palestre invisible au milieu d’un monde régi par les paragraphes de la loi prussienne. Et tous (nouvelle malédiction ! nouveaux dangers !) l’aiment passionnément, sans reconnaître le visage d’Éros derrière le masque du professeur ; ils sont heureux lorsque d’un geste de bonhomie sa main, qui tremble secrètement, se pose sur eux ; ils prodiguent leur enthousiasme à quelqu’un qui constamment doit se garder d’eux. Tourments de Tantale : se montrer dur à l’égard d’une pressante sympathie, dans un incessant combat avec sa propre faiblesse, un combat qui n’en finit jamais ! Et toujours, quand il se sentait près de succomber à une tentation, il prenait soudain la fuite ! C’étaient là ces escapades, dont le départ et le retour subits m’avaient tellement troublé : maintenant je comprenais ce qu’était cette terrible fuite devant soi-même, cette fuite dans l’horreur des chemins obliques et des bas-fonds. Alors il se rendait dans une ville où il trouvait, en quelque endroit écarté, des familiers, des individus de basse condition, dont le contact était une souillure, — une jeunesse adonnée à la prostitution et qui était tout le contraire de celle dont l’esprit lui était saintement dévoué ; mais ce dégoût, cette bourbe, cette horreur, ce mordant venimeux de la désillusion lui étaient nécessaires pour que, ensuite rentré chez lui, dans le cercle confiant des étudiants, il pût de nouveau être sûr de ses sens. Oh ! quelles rencontres, quelles figures de fantômes, et pourtant bien terrestres et puantes, sa confession évoqua devant moi !

Car cet homme à la haute intellectualité, pour qui la beauté des formes était un besoin inné, ce maître de tous les sentiments, qui dans son esprit ne connaissait que la pureté, était obligé de subir les suprêmes humiliations de cette terre dans les bouges enfumés et aux lumières troubles ouverts seulement aux initiés : il connaissait les insolentes exigences des jeunes gandins fardés qui se pavanent sur les promenades, la familiarité douceâtre des garçons coiffeurs parfumés à l’excès, le rire excité et comme forcé des éphèbes travestis sous leurs vêtements de femme, la soif enragée d’argent des comédiens sans engagement, la tendresse grossière des matelots chiqueurs, toutes ces formes perverses, inquiètes, inverties et fantastiques dans lesquelles le sexe égaré se cherche et se reconnaît, dans la marge la plus louche des cités. Il avait éprouvé, sur ces chemins glissants, toutes les humiliations, toutes les hontes et toutes les violences : plusieurs fois il avait été complètement détroussé (trop faible, trop noble pour se colleter avec un valet d’écurie), il était rentré chez lui sans montre, sans pardessus et, qui plus est, raillé par le « camarade » aviné de l’hôtel borgne de faubourg. Des maîtres chanteurs s’étaient attachés à ses talons ; l’un d’eux l’avait pendant des mois suivi pas à pas, jusqu’à la Faculté ; il s’était assis insolemment au premier rang de ses auditeurs et avec un sourire de gredin il regardait le professeur connu de toute la ville, qui, tremblant sous les clignements confidentiels de ces yeux, avait une peine extrême à arriver au bout de son cours. Une fois (mon cœur s’arrêta lorsqu’il me confessa ce fait) il avait été, à minuit, arrêté par la police, à Berlin, avec toute une clique, dans un bal mal famé ; avec ce sourire avantageux et ironique du subalterne qui pour une fois peut faire l’important aux dépens d’un intellectuel, un agent de police, gras et aux joues rouges, nota sur son carnet le nom et la profession du pauvre professeur tout tremblant, en lui signifiant finalement, à titre de grâce, que pour cette fois-ci il était relâché indemne de toute sanction mais que désormais son nom resterait inscrit sur la liste spéciale. Et de même que le vêtement d’un homme qui s’est assis longtemps dans un endroit puant le mauvais alcool finit par en conserver l’odeur, de même il était forcé qu’ici, dans sa propre ville, on se mît peu à peu à chuchoter sur son compte, sans savoir d’où était venue la révélation ; car, exactement comme autrefois parmi ses camarades de classe, maintenant parmi ses collègues les conversations et les saluts devenaient toujours plus froids, d’une manière toujours plus ostentatoire, jusqu’à ce qu’ici aussi cette atmosphère vitreuse et transparente finît par séparer de tout le monde cet homme toujours solitaire qu’on traitait en étranger. Et jusque dans la retraite de sa maison farouchement fermée il se sentait encore épié et démasqué.

Mais jamais ce cœur torturé et angoissé n’avait connu la faveur d’une amitié pure et noble, la tendresse d’une amitié virile située au delà des sens : toujours il lui fallait partager en deux son sentiment, une partie étant réservée pour les relations élevées, faites de douces aspirations, avec les jeunes compagnons intellectuels de la Faculté et l’autre se plongeant dans les bas-fonds où il allait chercher ces « camarades » ténébreux dont le lendemain matin il ne se souvenait plus qu’en frissonnant. Jamais cet homme qui commençait déjà à vieillir n’avait vu un attachement pur, un adolescent à l’âme généreuse se donner à lui et, épuisé par les désillusions, les nerfs déchirés par cette chasse éperdue à travers les fourrés épineux, il pensait déjà avec résignation que son existence n’était plus qu’une ruine. Voici qu’alors un jeune homme entra passionnément dans sa vie, s’offrant joyeusement lui-même, dans ses paroles et dans son être, au professeur vieilli, dirigeant toute son ardeur vers lui qui, vaincu et sans comprendre, était effrayé de ce miracle qu’il n’espérait plus, — ne se sentait plus digne d’un don si pur et offert d’une manière si ingénue. Encore une fois était venu vers lui un messager de jeunesse, une figure belle avec des sens passionnés, brûlant pour lui d’un feu spirituel, tendrement attaché à lui par les liens de la sympathie, ayant soif de son amitié et inconscient du danger qu’il courait. Portant dans son âme candide le flambeau d’Éros, hardi et ne se doutant de rien, comme Parcifal, il se penchait sur la blessure empoisonnée, ignorant de l’enchantement et ne sachant pas que déjà sa venue apportait la guérison : lui, si longtemps attendu pendant toute une vie, trop tard, trop tard, à la dernière heure du soir tombant, il entra dans la maison.

Et, pendant la description de cette figure, la voix, elle aussi, sortait de l’obscurité. Une lumière semblait la clarifier ; une tendresse profonde mettait en elle les ailes de la musique, tandis que cette bouche éloquente parlait de ce jeune homme, le tardif bien-aimé. Je tremblais d’émotion, de sympathie et de bonheur, mais soudain mon cœur ressentit comme un coup de marteau. Ce jeune homme ardent dont parlait mon maître, c’était… (la pudeur envahit mes joues)… c’était moi-même : je voyais mon image se détacher sur le fond d’un miroir brûlant, enveloppée d’un tel éclat d’amour inouï que son reflet suffisait à embraser mon âme. Oui, c’était moi, je me reconnaissais toujours mieux, je reconnaissais ma manière d’être, pressante et enthousiaste, ce désir fanatique de m’approcher de lui, cette extase passionnée à qui l’intellectualité ne suffisait pas ; je me reconnaissais, moi, le jeune homme sauvage et fou qui, ignorant de sa puissance, avait encore une fois rouvert dans cet être tari la source féconde de la création et qui encore une fois avait allumé dans son âme le flambeau d’Éros que sa lassitude avait déjà laissé tomber. Avec étonnement je voyais maintenant ce que j’avais été pour lui, moi, le garçon timide, dont il aimait l’enthousiasme pressant, comme la plus sainte surprise de son âge. Et, en frissonnant, je me rendais compte aussi des luttes que sa volonté avait dû soutenir à cause de moi, car précisément il ne voulait recevoir de moi, qu’il aimait d’un amour pur, ni raillerie ni brutale rebuffade ; il ne voulait pas sentir en moi le frisson de la chair offensée ; il ne voulait pas livrer à ses sens, pour un jeu lascif, cette dernière faveur d’un destin ennemi. C’est pourquoi il opposait à mes efforts une résistance si acharnée en même temps qu’il versait sur mon sentiment débordant le jet brusque d’une glaciale ironie ; c’est pourquoi les épanchements de son amitié se muaient soudain en une dureté factice et c’est pourquoi il refrénait la tendresse enveloppante de sa main. C’est seulement à cause de moi qu’il se contraignait à tous ces mouvements inamicaux destinés à refroidir mon enthousiasme et à le protéger lui-même et qui pendant des semaines troublaient mon âme. Maintenant je comprenais avec une atroce clarté ce qu’avait été le sauvage chaos de cette nuit où, noctambule de ses sens tout-puissants, il avait monté l’escalier grinçant, pour ensuite se sauver lui-même et sauver notre amitié, au moyen d’un mot offensant. Et à la fois frémissant, ému, agité comme dans la fièvre et devenu toute compassion, je compris combien il avait souffert à cause de moi et quel héroïsme il avait déployé pour se dompter.

Cette voix dans l’obscurité, cette voix dans les ténèbres, ah ! comme je la sentais pénétrer jusque dans la structure la plus intime de ma poitrine ! Un accent résonnait en elle comme je n’en avais jamais entendu auparavant, et comme je n’en ai jamais entendu depuis, — un accent venu de profondeurs que n’atteint point le destin des hommes moyens. Un être humain ne pouvait parler de la sorte qu’une seule fois dans sa vie à un être humain, pour se taire ensuite pour toujours, ainsi qu’il est dit dans la légende du cygne, qui seulement en mourant peut, une unique fois, hausser jusqu’au chant la raucité de son cri. Et j’accueillais en moi cette voix qui montait chaude, enflammée et pénétrante, je l’accueillais en frémissant douloureusement, comme une femme reçoit l’homme dans son être…

Publié le 08/05/2025 / 14 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre