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Brusquement, la voix se tut et il n’y eut plus entre nous que l’obscurité. Je savais qu’il était près de moi. Je n’avais qu’à remuer ma main et, en la tendant, je l’aurais touché. Et j’éprouvais un puissant désir d’être secourable à sa souffrance.
Mais il fit un mouvement, la lumière vibra. Je vis se lever du siège une figure lasse, vieillie, tourmentée ; un vieil homme épuisé vint lentement à moi.
« Adieu, Roland… maintenant plus un seul mot entre nous. Tu as bien fait de venir… et il est bon pour nous deux que tu t’en ailles… Adieu… et laisse-moi… te donner un baiser en cet instant suprême. »
Comme soulevé par une puissance magique, je m’inclinai vers lui. Cette clarté confuse, qui d’habitude était comme arrêtée par une trouble fumée, brilla maintenant dans ses yeux : une flamme brûlante monta brusquement en eux. Il m’attira à lui, ses lèvres pressèrent avidement les miennes, en un geste nerveux, et dans une sorte de convulsion frémissante il me tint serré contre son corps.
Ce fut un baiser comme je n’en ai jamais reçu d’une femme, un baiser sauvage et désespéré comme un cri mortel. Le tremblement convulsif de son corps passa en moi. Je frémis, en proie à une double sensation, à la fois étrange et terrible : mon âme s’abandonnait à lui, et pourtant j’étais épouvanté jusqu’au tréfonds de moi-même par la répulsion qu’avait mon corps à se trouver ainsi au contact d’un homme, — affreuse confusion de sentiments qui faisait durer cette seconde, pendant laquelle je ne m’appartenais plus, à tel point que j’en avais perdu la notion du temps.
Alors il me lâcha ; ce fut une secousse comme quand un corps se désarticule sous l’action de la violence ; il se tourna péniblement et se jeta sur son siège, ne me montrant que le dos : durant quelques minutes son corps immobile resta droit, n’ayant devant lui que le vide. Mais peu à peu sa tête devint trop lourde ; elle se pencha légèrement, cédant à la fatigue et à l’épuisement, puis, semblable à un poids trop grand qui pendant longtemps a oscillé dans une position instable et qui tout à coup s’abat dans la profondeur, son front incliné tomba pesamment sur la table de travail, en rendant un son mat et sec.
Une compassion infinie s’empara de moi. Involontairement je m’approchai, mais alors son dos affaissé se redressa soudain convulsivement encore une fois et, se retournant vers moi, d’une voix rauque et sourde, il poussa comme une sorte de gémissement menaçant, à travers ses mains crispées qui étaient posées devant sa figure : « Va-t’en… va-t’en… non… ne t’approche pas… pour l’amour de Dieu… pour l’amour de nous deux… va-t’en, maintenant… va-t’en ! »
Je compris et en frissonnant je reculai : comme un fugitif je quittai alors ce lieu bien-aimé.