Quand il devint manifeste que la disparition de mon frĂšre Ancelin ne pouvait plus ĂȘtre prise Ă la lĂ©gĂšre, mes parents se rĂ©solurent Ă solliciter la seule personne capable de le retrouver : moi.
âCâĂ©tait un sacrĂ© bonhomme, mon frĂšre. Mon opposĂ©, pour ainsi dire. Lui, racĂ© comme un lĂ©vrier, subtil et attachant. Moi, pataud, tombant sans cesse Ă cĂŽtĂ©. Pas vraiment brillant ni travailleur, encore moins constant, Ancelin avait malgrĂ© tout ce je-ne-sais-quoi qui lui avait longtemps attirĂ© indulgence et mĂȘme admiration. Il vivait libre sans que le quotidien semble avoir de prise sur lui. Fantasque, il avait tout commencĂ© et rien fini, ce qui ne lâempĂȘchait pas de jouir de la prĂ©fĂ©rence parentale. Sans dĂ©border dâamour pour un cadet quâil jugeait austĂšre, il mâavait quand mĂȘme toujours tĂ©moignĂ© une certaine affection, parfois sincĂšre, souvent intĂ©ressĂ©e. Je ne comptais plus les fois oĂč jâavais couvert ses bĂȘtises.
âContrairement Ă mes parents, jâĂ©tais convaincu quâAncelin nâavait pas disparu. Il sâemployait sans doute Ă ce quâil avait toujours fait : jouer le chronomĂštre de lâexistence en contemplant ce qui sâoffrait Ă lui sans se poser la moindre question. Pas par stupiditĂ©, non, plutĂŽt par paresse ou cynisme. Toutefois, engluĂ© dans le complexe de lâĂ©ternel second qui vise une meilleure place dans le cĆur de ses parents, je me devais dâaller chercher, et surtout trouver, mon dilettante de frĂšre.
âEn bon comptable organisĂ©, je mis mes affaires en ordre, demandai une semaine de congĂ©s sans solde et partis de bien minces indices. Son dernier message envoyĂ© Ă ma mĂšre mentionnait un projet de voyage mystĂ©rieux : partir en quĂȘte du Sampo, Ă Inari. Ne connaissant ni lâun ni lâautre de ces deux noms qui semblaient inventĂ©s, je consultai la grande toile qui mâapprit que le Sampo Ă©tait un mystĂ©rieux artefact issu de la mythologie finlandaise. La tradition accordait Ă lâobjet forgĂ© par Ilmarinen, le Vulcain du septentrion, la capacitĂ© de transformer lâair en or. CâĂ©tait donc ça, Ancelin : tu tâĂ©tais lancĂ© dans une chasse au trĂ©sor des plus loufoques et câĂ©tait Ă moi, ton cadet, Ă aller te tancer afin que tu rentres au bercail. Ă deux doigts dâabandonner mon aĂźnĂ© Ă son sort, je me souvins le ton implorant de ma mĂšre que jâavais la faiblesse de penser sincĂšre. Enfin, alors que jâestimais avoir dĂ©limitĂ© lâenvergure de la tĂąche qui mâattendait, je mâattardai sur le deuxiĂšme nom. Jâavais toujours eu une profonde aversion pour les voyages imprĂ©vus en dehors dâune zone de confort qui se rĂ©trĂ©cissait Ă mesure que les annĂ©es sâaccumulaient. Ce que je lus manqua de me provoquer une crise dâangoisse. Inari, paisible bourgade dâun demi-millier dâĂąmes, se trouvait en Laponie finlandaise, Ă deux cents kilomĂštres au nord du cercle polaire.
âLe lundi suivant, emmitouflĂ© dans un Ă©norme manteau, jâentrepris, Ă cinquante ans, le pĂ©riple dâune vie. Jâatterris Ă Helsinki dans un sillon creusĂ© dans lâĂ©pais tapis de neige recouvrant la capitale. De lĂ , un bus me mĂšnerait, en seize heures, Ă ma destination. Les frissons initiaux furent bientĂŽt remplacĂ©s par quelques tressaillements dâexcitation Ă la vue dâun paysage familier et cajoleur, incarnĂ© par lâeuphonie si singuliĂšre des toponymes des localitĂ©s traversĂ©es. SeinĂ€joki, Lapua, Kokkola, Kannus, Oulainen, Oulu, Tervola, Muurola. Autant de fragments Ă©parpillĂ©s de quelque sabir paĂŻen oubliĂ© dans lâĂ©ternelle nuit oĂč se tenait tapi le mystĂ©rieux Sampo. DerriĂšre la vitre, pour la premiĂšre fois, pensais-je, je voyais la nature brute, imposante et immuable oĂč la route discrĂšte nâopĂ©rait quâune incision, vite cicatrisĂ©e.
âQuand le bus arriva enfin, il faisait nuit noire, moins dix-huit degrĂ©s et des rennes en libertĂ© flĂąnaient entre les chalets. Le fond de lâair, glacial, nâen restait pas moins dense dâune fragrance indescriptible composĂ©e de feu de bois, de terre humide et de rĂ©sine. Un claquement de porte me ramena Ă la raison de ma prĂ©sence ici et jâentrai dans le seul bar ouvert, le Pohjola.
âĂ lâintĂ©rieur, malgrĂ© une odeur chaude de cannelle, jâeus lâoccasion de me frotter Ă la fraĂźcheur de la sociabilitĂ© finlandaise. Mes tentatives de conversation furent ignorĂ©es, pendant la premiĂšre heure. De guerre lasse, imitant les quelques clients seuls Ă leur table, je bus verre sur verre, en alternant la biĂšre et la vodka. CâĂ©tait peut-ĂȘtre ça le Sampo, une machine pour transformer de simples boissons de cĂ©rĂ©ales ou dâherbes macĂ©rĂ©es en Ă©lixirs Ă rĂȘver. Le Sampo. Ancelin. Mes parents.
âAvec mon anglais poussif, jâinterrogeai quelques locaux, sans succĂšs. Alors que je mâapprĂȘtais Ă rejoindre mon chalet, ivre et dĂ©sespĂ©rĂ©, le patron du troquet me retint. Il avait dĂ©jĂ vu le type sur la photographie que jâagitais sous les nez des clients. Je mâempressai dâindiquer qui il Ă©tait et la raison de ma propre visite avant de prĂ©ciser, plus fort que je ne lâaurais voulu :
ââ Il est venu ici chercher le Sampo !
âOn me fixa alors comme si jâavais profĂ©rĂ© une rare sottise ou un blasphĂšme. Se penchant vers moi, le tenancier me dit de me rendre Ă une quinzaine de kilomĂštres au nord, sur les rives du lac Inari, pour le trouver. Sans sourire, il ajouta :
ââ NâhĂ©sitez surtout pas Ă le ramener dans vos bagages.
âQuand je sortis du Pohjola, deux autres verres plus tard, le silence propre aux Ă©tendues figĂ©es, plus que le froid polaire, me saisit. GuidĂ© par une certitude que seule lâivresse sait insuffler, je me dirigeai dâun pas chancelant vers ce que je pensais ĂȘtre mon chalet de location. Au bout dâune demi-heure, cependant, je me rĂ©signai Ă me considĂ©rer comme perdu. Pris dâune envie pressante, je mâĂ©loignai de la route. Un peu trop. Je ne sentis pas glisser ma botte qui fut emportĂ©e par la lĂ©gĂšre obliquitĂ© du fossĂ© et je me retrouvai, avant dâavoir ouvert la bouche pour crier, six pieds sous neige, entiĂšrement submergĂ©. Si jâinspirais, je mâĂ©toufferais et finirais dans les annales des morts les plus stupides. Le cĆur battant la chamade, je jouai patiemment des coudes et parvins Ă refaire surface dans une explosion de crachats et de halĂštements. TrempĂ©, je remontai le talus Ă toute vitesse pour mâeffondrer, hors dâhaleine, au pied dâun conifĂšre. Alors, je fus tĂ©moin dâune merveille.
âLe firmament de basalte offrait un Ă©crin sobre au kalĂ©idoscope de nuances polychromes jaillies dâun soleil dormant. De chatoyantes ondes flambaient au plus haut des cieux, interprĂ©tant une symphonie quâaucun instrument humain ne pouvait reproduire. Les aurores borĂ©ales dansaient, sinuaient, se rĂ©pondaient en Ă©cho, se taisaient aussi parfois pour mieux revenir dans un bouquet final dâĂ©meraudes. Ces merveilles Ă©taient animĂ©es Ă partir de lâair qui, lâalchimie opĂ©rant, transmutait les brises en or.
âDes images se formaient. Un chalet dans la montagne dominant la vallĂ©e au lever du soleil, un groupe d'amis partageant une soirĂ©e d'Ă©tĂ©, une salle comble et acquise, le sourire d'une femme, les doigts minuscules d'un petit ĂȘtre.
âAinsi, je le reconnus et nâeus pour seul dĂ©sir que de lâadmirer toujours. D'en ĂȘtre son prĂ©dicateur zĂ©lĂ©. Son aura sâimmisçait dans mes pores et mon esprit et me confĂ©rait tout ce qui mâavait fait dĂ©faut, ma vie durant : courage, entrain et amour. Ă, fils dâIlmarinen, ĂŽ, Sampo, des Ăąges oubliĂ©s ! Toi qui change l'air en or, le vent en Ă©toiles, le vide en merveilles et les regrets en espoirs. Quâai-je eu besoin de venir ici pour trouver un sens Ă mon existence!
*
Â
âLe jour se levait pĂ©niblement quand je revins Ă moi, les cils collĂ©s par le gel. Comment cette dĂ©flagration de couleurs et dâĂ©motions avait-elle pu accoucher dâun tel calme ? On entendait presque la neige bruire, blottie sur le lac Inari. Endolori, mais satisfait de ne pas avoir congelĂ©, je me traĂźnai, grelotant, jusquâĂ la voiture de location. Me voilĂ , mon frĂšre ! Le Sampo vit avec nous !
âUne fois sur les rives du lac Inari, Ă lâadresse indiquĂ©e par le patron du Pohjola, ce que je vis me sidĂ©ra. Les fins conifĂšres habituels avaient Ă©tĂ© dĂ©bitĂ©s grossiĂšrement et se trouvaient dĂ©versĂ©s de part et dâautre de la route. Le fracas des bulldozers et le hurlement strident des radars de recul dĂ©chiraient le calme marmorĂ©en. Pour la premiĂšre fois depuis mon arrivĂ©e, mon estomac se noua.
âPeu aprĂšs, Ancelin et moi fĂȘtions tout de mĂȘme nos retrouvailles autour dâun thĂ© Ă la cannelle, dans un chalet surchauffĂ©. Mon aĂźnĂ©, qui ne paraissait pas outre mesure surpris de me trouver ici, avait changĂ©. Finies les nippes de baba cool en perpĂ©tuelle errance, il portait une chemise de cadre dynamique sous son Ă©norme doudoune de marque. RĂ©pondant Ă mon regard perplexe qui se promenait par la fenĂȘtre, il mâexposa le projet quâil caressait pour ce « trou » : installer des sortes de bulles qui permettraient de voir les aurores borĂ©ales dans le confort dâune suite dâun grand hĂŽtel. Abasourdi, jâĂ©coutai mon aĂźnĂ©, disciple zĂ©lĂ© de Kerouac et Krakauer, parler comme un promoteur texan. Comme tous les rĂ©cents convertis, il en faisait trop et je compris alors lâhostilitĂ© quâil pouvait susciter chez les locaux.
ââ Josselin, mon petit frĂšre adorĂ© : je tâai fait venir ici pour te proposer une nouvelle vie. Jâai besoin dâun virtuose des chiffres. Tu seras donc le responsable de la trĂ©sorerie de ce beau projet, « Finance Officer », si tu prĂ©fĂšres.
âJe restai bouche bĂ©e. Il lĂącha le morceau dâun air malicieux.
ââ Comme je ne savais pas comment tâattirer ici, avec ta peur irrationnelle des voyages, jâai demandĂ© un coup de main aux parents.
âAlors que le dĂ©sert blanc qui mâentourait me semblait dorĂ©navant familier, je rĂ©alisai que ce voyage dans le grand septentrion mâavait fait retrouver un inconnu.
âJe remontai mon col, rĂ©solu Ă poursuivre le voyage, oĂč qu'il me mĂšne. Au fond de moi, le Sampo tournait Ă plein rĂ©gime.
Â