LE CHEF-D'ŒUVRE
J'entre chez LE MOT PLUMÉ plein d'espoir. Je m'installe les yeux au-dessus de comptoir vitré et j'attends qu'on m'aborde.
''Je peux vous aider?'', souffle une jeune fille, comme si nous étions dans un église. Pourquoi pas. Ceci est la cathédrale des produits d'écriture, l'endroit où les religieux du mot viennent chercher, concentrés, presque recueillis, leurs instruments de création.
''Je désire me procurer une plume fontaine. La meilleure qui soit.''
''Bien sûr monsieur. Nous avons ce qu'il vous faut. Un vaste choix de modèles. Ici par exemple...''
Je retiens mon impatience.
''Pardon, je ne voudrais pas être impoli, mais en quoi est-ce que LE meilleur laisse t-il la possibilité de choisir? La meilleure plume qui soit, s'il vous plait, rien d'autre. Voyez-vous.....
''Oui?''
''C'est..c'est pour écrire un chef-d'oeuvre !''
La jeune femme réprime à peine un sourire, ouvre un tiroir vitré et en sort un objet effilé, enfoncé dans un monticule de satin rouge tassé dans un boîter. Cette fois, elle s'en tient aux faits.
''La Mont-Blanc Dédicace 3000. Dessinée par Jean Cocteau en 1927, débit de l'encre régularisé par un mécanisme interne de pression d'air intégré à la culasse, revêtement extérieur de carbone et de polymère poli au diamant sous eau, pointe en or de 18 carats, gravée d'un alexandrin de Guillaume Appollinaire, les 12 plumes existantes portant chacun un vers du même poème, celui que le poète écrivait quand il fut blessé à la tête lors de la première Grande Guerre. Naturellement, le prix pour cet oeuvre d'art...
''J'achète !''
Je sors ma carte de crédit et règle l'achat rapidement.
Maintenant, l'encre. Une visite chez Sotheby's Ink à New-York va de soi.
J'arrive un soir de neige mauvaise, mais qu'importe. Je n'ai en tête que mon besoin d'écrivain. J'ai la chance d'être servi par un homme du genre à se rendre à l'essentiel en courant. Il remplit avec finesse son complet Armani. Le calme un brin hautain que prend parfois la classe. Notre échange est presque télégraphique.
''Vous voulez vraiment l'Ultime?''
''L'Ultime en effet. C'est...pour écrire un chef-d'oeuvre...''
Courte pause. Puis, toute son expertise coule comme une musique.
''C'est très près des côtes du Pérou qu'on les trouvent. Les pieuvres. On ne sait pas trop...est-ce leurs habitudes alimentaires?...la qualité de l'eau?...quelque chose de génétique? On connait seulement la très pure qualité de l'encre qu'elles sécrètent quand elles sont en colère. On nomme cette encre la BIRMANE. Les Indiens du continent se teignent les cheveux avec elle. Ils croient également qu'elle a diverses propriétés guérissantes. Ils en mettent une goutte dans le bouche de tout nouveau-né. Nous en avons un litre sous scellé, dans le frigo du laboratoire. Je vais vous en chercher.''
Le reste de la transaction se passe en silence. Je sors dans le froid, satisfait. Quelques heures plus tard, je suis de retour chez moi.
Étape 3: le papier.
Je fais jouer mes relations au gouvernement pour apprendre, au huitième appel, par la bouche d'un fonctionnaire à la voix enrouée, qu'un groupe de recherche universitaire créé pour trouver des alternatives non polluantes au gaspillage éhonté de nos ressources naturelles, a trouvé une façon de faire du papier sans couper d'arbres, et qu'il ne reste qu'à breveter...
Je lui coupe la parole. Le pourquoi ne m'intéresse pas.
''Et il est comment ce papier?''
''De superbe qualité.''
''L'adresse s'il vous plait?''
Le lendemain, aux aurores, j'avale quelques noix et mon indispensable café, Colombien noir bien serré, en vitesse et c'est en marmonnant un air de Bach pour le soleil qui m'écoute que je roule vers cet endroit curieux où l'on cherche à purifier la planète en faisant du papier sans tuer d'arbres. J'arrive en avance et je me dirige vers le secrétariat.
''S'il vous plait... vous pouvez m'indiquer où se trouve le bureau de madame Ursula Le Guin ?''
''C'est au bout du corridor, deuxième porte à votre gauche...''
''Merci.''
J'approche. Je frappe, puis j'entre dans ce qui ressemble davantage à un lavoir d'hôpital qu'à l'atelier que je m'attendais à trouver.
Quelques salutations et la directrice du projet m'invite joyeusement à entrer. L'accueil chaleureux des gens qui ont de bonnes nouvelles à partager. C'est une femme aux grands yeux qui lui donnent l'air d'être étonnée en permanence.
Je lui explique mon désir et lui nomme mes acquisitions; la plume, l'encre, et maintenant le papier qu'il me faut.
''C'est pour écrire un chef-d'oeuvre.''
Elle ouvre encore plus grands ses yeux, me semble-t-il, mais sans faire de commentaire. Puis;
''Nous avons échoué souvent, mais nous avons finalement produit une merveille. Presque par hasard. Un dosage parfait. 333 fibres synthétiques molles au millimètre carré. Une capacité d'absorbsion unique. Une densité idéale. Du buvard, mais du solide.''
Elle m'en a montré une pièce au microscope. La belle complexité du flocon de neige. Du papier symphonique, sa fibre toute en concerto.
'' Vous ne trouverez jamais mieux pour de la BIRMANE''.
C'est tout ce que je voulais entendre.
"J'en veux 100 feuilles.''
Ne restait plus qu'à trouver l'endroit adéquat à la création.
À l'intérieur ou à l'extérieur ? La campagne ou la ville? Où aller?
Il y eut des visites, et d'autres visites. Des curiosités, des presque coups de coeur et différentes tentations géographiques. Mais aucune certitude.
Jusqu'à ce que je sois accueilli par un rayon de soleil à la bibliothèque de Babel un matin. Un coin poreux d'ouvrages de psychologie jaunis à ma gauche, un vitrail plus qu'une fenêtre devant moi, une table à journaux en bois d'acajou à droite. Au milieu; un fauteuil de cuir vert clouté, aussi noble que massif.
Je me suis installé chaudement. Tout était à point. Le rendez-vous des énergies dans un amalgame parfait.
J'ai pris ma plume fontaine déjà gorgée d'encre et j'ai sorti de mon sac une feuille de papier. Je me suis penchée au-dessus de manière solennelle, et j'ai écrit:
OUI