Le Gardien

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COMME CHAQUE SOIR, je parcours le long couloir faiblement éclairé, vers ma chambre, au fond, près des douches. J’aime bien venir ici. Le décor est à revoir, mais la chambre confortable, j’y dors si bien. Je ne sais pas exactement comment j’occupe mes journées. Je ne comprends rien à toutes ces histoires de rencontres, d’achats, d’argent, enfin quoi, la vie quotidienne. Ma mémoire ressemble à une très vieille passoire, seuls quelques fils subsistent.

Cela devait m’arriver. Ce soir, dans cette immense bâtisse vide de plus de trente étages, impossible de m’y retrouver. J’ai dû entrer par une mauvaise porte, et cela m’a embrouillé. Ou bien, je suis un étage trop haut ou trop bas.

Comment savoir où je suis, tout est d’un blanc sale égayé par du bleu clair délavé. J’admets que je suis perdu. Depuis tout ce temps passé à errer, je ne retrouve pas cette satanée chambre, au troisième étage, au fond du couloir, à droite.

Tout semble inhabité, seulement des portes closes sur du silence. Je commence à paniquer. C’est alors qu’un homme tout de blanc vient vers moi et m’offre son aide : « Suivez-moi, vous avez une nouvelle chambre ».

Évidemment, si l’on me change d’endroit, je n’ai plus à chercher l’ancienne chambre. Je vais essayer de bien me rappeler où se trouve ma nouvelle chambre, ce sera tout frais dans ma mémoire. Sans un mot, confiant, je le suis.

 

L’homme, grand, fort, assez jeune et plutôt sympathique, me semble devenir autoritaire. Il marche un peu trop vite pour moi, je dois presque galoper pour rester à ses côtés.

Bientôt, nous débouchons sur une espèce de petit patio et il m’affirme que l’ascenseur nous y attend. Il m’a tellement pressé et fait tourner de-ci de-là que ce patio, je doute de pouvoir le retrouver, c’est perdu d’avance !

Cet ascenseur semble ouvert aux quatre vents, j’hésite à y entrer, cela m’effraie vraiment. Il m’y pousse fermement et me dit que nous devons aller sur le toit-terrasse.

Arrivés tout en haut ; il fait plein soleil. L’espace est occupé par de nombreux cubes gris, des sentiers dallés, quelques minuscules jardins, des arbustes. Tout en bas, la ville sombre et polluée s’agite, ici, c’est calme et paisible.

— Vous n’avez plus besoin de vous tracasser, de sortir, vivez tranquillement ici et organisez-vous avec les autres habitants, ils ont leurs petites manies, mais ça va bien se passer.

— Merci, j’étais perdu.

Il ralentit, prend le temps de me guider entre les cubes aux portes multicolores. Par les sentiers, vont et viennent quelques silhouettes vêtues en blanc. Il pousse une porte orange avec son gros numéro 5 peint en bleu en me disant : « Voici votre chambre : orange, 5, bleu ».

Je mémorise docilement les trois infos. Je vois bien qu’il a l’air dubitatif, il doit craindre que je ne me perde à nouveau. Je tente de le rassurer : « 6, orange, bleu ».

Il me regarde avec bienveillance, mais ne me fait aucun compliment, puis il passe à autre chose et me précise :

— Les personnes en blanc sont disponibles pour vous ramener à votre chambre, vous apporter les repas, s’occuper de votre linge, veiller à votre tranquillité.

— Tout ça, c’est nouveau pour moi.

— Je sais, si vous avez un souci, je reviendrai.

Il me quitte sans me dire son prénom, ce qui n’est pas trop poli. Bien décidé à ne plus me perdre, je me répète à l’infini ces deux couleurs : orange, bleu, orange, bleu, orange, bleu…

C’est curieux, cette simple mélopée me calme, me berce, me rassure. Je suis sûr de ne plus me perdre. Oui, je sais bien que le plus simple, c’est de rester assis dans mon cube ou de m’y adosser en évitant ou non les rayons du soleil.

Mes jours se ressemblent un peu, mais je peux observer la ville tout en bas, ainsi, ils passent plus vite que je le craignais. Le temps qu’il fait, les repas, le sommeil et les rêves ; ces mille petites choses que je ressens meublent mon existence.

Des gens cheminent un peu comme des ombres, certainement des pensionnaires comme moi, puisqu’ils ne sont pas vêtus de blanc. Je sais que ce serait mieux de dire bonjour, de parler avec eux, mais trois douzaines de personnes, c’est beaucoup trop pour moi.

Comment retenir leurs noms, les visiter, me souvenir de toutes les couleurs et des numéros sur les portes ? Et ils voudront me dire leurs prénoms, me parler, venir dans mon cube… Pourquoi bousculer mon quotidien tranquille, affronter cette masse de choses à penser, à faire, à mémoriser ?

Ils disent que je suis là depuis des années, je n’ai pas vu passer le temps : eux, ils savent compter. C’est vrai que je reste de plus en plus longtemps à l’intérieur de mon cube. Je franchis de moins en moins la porte : Verte ? Rouge ? Ah non, orange.

Ce n’est plus la grande forme, il me reste tous mes souvenirs d’enfance. Mais, même en répétant, rabâchant, essayer de me souvenir du présent, ce n’est pas possible. Je sais bien qu’un jour, ils me sortiront de mon cube, pour me jeter ailleurs, pour mon bien, entre les mains d’autres chaussons blancs. Si seulement j’avais le courage de chercher ce foutu ascenseur, si dangereux, si près du vide, à un seul pas.


Publié le 17/08/2025 / 2 lectures
Commentaires
Publié le 17/08/2025
Bonjour Ajra et vraiment bravo. C’est très bien écrit et impeccable. La narration évolue comme dans un voile, dans de la ouate, le sentiment de ralenti laisse penser à la médication, le style au service de l’écriture et du propos. Une belle réussite.
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