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Les banlieues érogènes - Givenchy tax-free (2)
Chapitre 3

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Trois heures de vol, maintenant. C’était l’heure du film dans l’avion. Une vraie connerie, ce film. De plus, les écouteurs lui cassaient les pieds dans l’oreille. Il s’étirait, le cou tendu comme une autruche au-dessus de l’appui-tête, pour le voir. Le film. Mais c’était quand même trop stupide. Comme film. Et le canal de diffusion en français était crachin-friture. Dommage, pour une fois qu’il était en VF. Le film. De guerre lasse, il avait ôté les écouteurs et avait arnaqué l’hôtesse d’un second whisky – cadeau – et le verre supplémentaire vibrait devant lui sur la tablette, près du hublot au regard d’encre. L’avion fonçait dans la nuit. Avec le whisky, l’hôtesse lui avait donné un machin, un truc là, pour tourner les glaçons dans le verre, un bidule comme pour les cocktails, avec un écusson TWA au bout. Elle lui avait aussi donné une petite serviette en papier rouge et blanc, pliée en carré sous le verre. Alors il avait pris un stylo dans la poche de sa chemise, et, tout en écoutant le ronronnement de la carlingue, il avait déplié et lissé cette serviette en papier sur la tablette. Et il avait écrit :

« - J’arriverai avec mes valises sous les yeux, au bout de la nuit longue comme un dernier soupir de kérosène. J’arriverai avec mes valises sous les yeux. Et tu seras la dans la torpeur du matin, derrière la vitre à Paris Roissy. Je te ferai un signe entre les tourniquets des arrivées, des mots muets sur les lèvres, des gestes et des yeux qui disent – ‘alors… ?’ Un sourire et l’amour simple de se retrouver dans le nouveau jour. J’arriverai avec mes valises sous les yeux. J’arriverai dans tes bras comme un cadeau tax-free. »

Une heure du matin, sept heures à l’heure française. L’avion dormait. Il ne restait que de rares plafonniers allumés, au-dessus de quelques têtes irréductibles comme lui. Il ne comprenait pas que l’on puisse dormir en avion. On est trop près de la vie, trop près – au bord de quelque chose d’intense, dans cet espace clos et silencieux loin du monde. Le vol était à mi-chemin, probablement quelque part au-dessus du Groenland pensait-il. Il se souvenait que, lors d’un vol passé – Francfort-Chicago, son regard avait été attiré par le hublot. Le soleil se couchait et il avait été hypnotisé par une immensité scintillante et immaculée, irradiée de rayons horizontaux. Une mer blanche aux flots en arêtes aiguës. C’était le Groenland qui surgissait de terre, ciselé par ses flèches glacées, ses rosaces lacustres et ses nefs miroitantes. Une cathédrale aux dimensions de l’univers. Il en était resté comme deux ronds de flanc, bouche bée, dans un K.O de splendeur révélée. La luminosité diamantaire, immobile et éternelle s’étendait à l’infini. Il avait imaginé les légendes de l’Atlantide, et le continent englouti renaissait, montant vers le ciel rouge.

Et ce soir, cette nuit, il volait à nouveau au-dessus de l’Atlantide. Il écoutait passer le présent, et le Givenchy tax-free faisait le voyage vers Paris. Au-dessus des nuages. Il alignait des mots en silence, des poèmes secrets, pour lui. Pour elle. Il murmurait – Un Givenchy tax-free planqué dans son étui, dans un zinc sans un bruit, un tax-free aérien, aérosol de nuit, un parfum kérosène, une fragrance ancienne. Ça faisait bien comme mots, ça faisait rock comme truc, un poème-rock pour elle. Pour eux. Alors, après ce vagabondage dans les mots, malgré son désir d’être là, en éveil aux aguets des bonheurs furtifs, malgré tout, bercé par le ronronnement des réacteurs, il ferma les yeux et s’assoupit.

Il avait somnolé, naviguant d’un demi-rêve à un autre, et dans ce sommeil léger, elle, elle lui souriait. Deux ou trois heures avaient passé et les blancheurs de l’aube tapissaient le ciel du voyage. Le DC10 commençait sa descente au sud de l’Angleterre. Il restait à peine plus d’une heure de vol avant l’atterrissage à Paris Charles de Gaulle. La nuit avait été bien courte, les yeux piquaient, la langue était sèche, et il étirait en baillant ses membres ankylosés. Les poumons pinçaient. Il avait trop fumé. Mais qu’à cela ne tienne, il sortit du paquet une des dernières cigarettes. Dans pas longtemps, l’indication « smoking prohibited » s’allumerait aux plafonniers, puis on descendrait de l’avion en rang d’oignons, le corps à la fois bizarrement tout mou et tout raide, ensuite ce serait la queue en parking devant les contrôles douaniers, puis encore il faudrait attendre devant le carrousel des bagages. Et durant tout ce temps, ce serait « no smoking ». En griller une dernière n’était donc pas de trop. Le cendrier dans l’accoudoir débordait presque. Par le hublot on ne voyait pas grand-chose, la masse laiteuse des nuages pesait sur le jour à peine éclos – Breakfast, Sir ! (sourire) - coffee, tea, some juice ? L’hôtesse était penchée vers lui, un pot de « coffee » à la main. Il leva l’œil, visage chiffonné par son petit bout de nuit. Elle souriait, fraiche et soigneusement maquillée. Comment faisait-elle ? Il n’osa pas lui présenter son visage probablement blafard – Coffee and cream with orange juice, please. Dans le coffre à bagage le flacon tax-free s’éveillait lui aussi.

La phase d’approche était entamée. Le DC10 cabré jouait du réacteur. Par les trous des nuages, la campagne de Normandie affichait son patchwork. On descendait, bientôt ce fut l’Île de France et les champs cédaient peu à peu la place aux autoroutes et aux pavillons. On distinguait maintenant les voitures, petits insectes sur les rubans du bitume – We are now proceeding to our final approach to Paris Charles de Gaulle. Please refrain from smoking, fold up the back of your seat and keep your seat belts fastened until the signs are over. Local time is now 10.45 and the outside temperature in Paris is 12 degrees Celsius. We hope you have enjoyed your flight with TWA and we would be pleased to welcome you again. Thank you and have a good day. Le « jet » tanguait un peu et il scrutait par le hublot le sol qui grandissait, tentant de reconnaitre un détail de la ville ou du paysage. Ça c’est le centre Parinor, et ça là-bas c’est l’échangeur de l’A3 à Bobigny. Et ça ? Les Buttes-Chaumont ? Ah… la basilique Saint-Denis et la tour Pleyel. Puis ce fut le choc, un peu de biais comme à chaque fois. L’avion freinait en force, ses volets aérodynamiques redressés sur les ailes.

À l’intérieur du DC10, une musique d’ascenseur avait remplacé le grondement régulier des moteurs. Chacun regroupait ses effets, debout dans l’allée ou penché au-dessus du siège. Il se leva à son tour, et se redressa mains calés contre les reins engourdis, puis leva le bras vers le coffre à bagages. Le petit sac fila en bandoulière, avec le flacon Givenchy tax-free.

Publié le 22/05/2025 / 16 lectures
Commentaires
Publié le 01/06/2025
Bonsoir et merci pour cette suite. Attention aux redondances avec les précédents chapitres. Ill faut que chaque chapitre soit l’avènement d’une séquence différence, une évolution dans la narration. Trois chapitres pour un voyage en avion, ça peut paraître long et donner l’impression que l’on n’avance pas et décrocher de l’histoire. J’ai trouvé le troisième paragraphe très réussi, où dans cette partie on empreinte les yeux du personnage et que l’on contemple de la même façon le spectacle proposé. C’est un gain pour le lecteur (et un bon moment de lecture). A garder absolument en cas de refonte. Toujours se poser la question de ce qui est utile et nécessaire dans le récit, qu’est-ce qui apporte à la narration, aux personnages où à l’intrigue ? Et si cela n’apporte rien, supprimer sans état d’âme. A plus tard Stanislas.
Publié le 05/06/2025
Bonsoir Léo, Merci pour votre retour et vos précieux conseils. Cela dit la majorité de la vingtaine de nouvelles que j'ai écrites (et qui sont, pour certaines, en cours de réécriture, se déroulent soit dans un avion, soit dans un aéroport, ou encore dans une gare. Il m'est donc difficile de trop tailler dans le texte.
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