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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 5

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Elisabeth était assise auprès de sa mère et de ses sœurs, réfléchissant à tout ce qu’elle venait d’apprendre, et doutant si elle était autorisée à en parler, lorsque Sir Williams Lucas parut, envoyé par sa fille pour communiquer son mariage à toute la famille. Il entama le sujet en se félicitant du plaisir que lui faisait éprouver la perspective d’une alliance entre leurs deux familles. Il parlait à un auditoire, non seulement étonné mais encore incrédule, car Mistriss Bennet ne cessait de l’assurer avec plus de constance que de politesse qu’il se trompait certainement, et Lydie toujours étourdie et souvent incivile, s’écria :

— Bon Dieu, Sir William, comment pouvez-vous nous faire une pareille histoire ? Ne savez-vous pas que Mr. Collins voulait épouser Lizzy ?

Il fallait bien toute la souplesse d’un courtisan pour entendre cela sans se fâcher. L’usage du monde dont se vantait Sir Williams, lui faisait tout supporter, et en demandant la permission de certifier la vérité de ce qu’il venait de leur apprendre, il écouta leurs impertinences avec la patience la plus obligeante.

Elisabeth, sentant qu’il était de son devoir de l’aider à sortir d’une position si désagréable, prit la parole pour confirmer son récit et avoua qu’elle savait déjà tout de la bouche même de Charlotte ; elle s’efforça d’arrêter les exclamations de sa mère et de ses sœurs, en félicitant vivement Sir Williams. Jane se joignit à elle ; et on parla alors du bonheur que promettait cette union, de l’excellent caractère de Mr. Collins, et de l’agréable distance de Hunsford à Londres.

Mistriss Bennet était trop oppressée pour pouvoir parler beaucoup en présence de Sir Williams ; mais il ne les eut pas plutôt quittés, que ses sentiments se firent une bruyante issue. 1.o Elle persista à ne rien vouloir croire de tout cela ; 2.o elle était sûre que Mr. Collins avait été séduit ; 3.o qu’ils ne pourraient pas être heureux ensemble ; et 4.o que le mariage serait rompu. Elle tira cependant deux conclusions du tout ; la première c’est qu’Elisabeth était la cause de tout le mal, et l’autre qu’elle avait été barbarement trompée par eux tous. Elle était si persuadée de ces deux choses que, durant le reste du jour, rien ne put la consoler, ni l’apaiser. Il se passa une semaine avant qu’elle pût voir Elisabeth sans la gronder, un mois avant qu’elle pût parler poliment à Lady Lucas et à Sir Williams ; et ce ne fut que bien longtemps après qu’elle pût pardonner à leur fille.

Les sentiments de Mr. Bennet étaient beaucoup plus modérés ; il était même bien aise, disait-il, de voir que Charlotte Lucas que jusqu’alors il avait cru assez raisonnable, était tout aussi folle que sa femme, et plus folle que sa fille.

Jane avoua qu’elle était un peu étonnée, mais elle parla beaucoup moins de sa surprise que des souhaits ardents qu’elle formait pour leur bonheur, et Elisabeth ne put parvenir à le lui faire considérer comme peu probable. Kitty et Lydie étaient loin d’envier Miss Lucas, car Mr. Collins n’était pas militaire, et ce mariage ne les occupait que comme une nouvelle à porter à Méryton.

Lady Lucas n’était pas insensible au petit triomphe de pouvoir répéter à Mistriss Bennet tout ce qu’elle lui avait dit peu de jours auparavant sur le bonheur d’avoir une fille mariée. Elle venait à Longbourn plus souvent qu’à l’ordinaire, pour raconter combien elle était heureuse, quoique les regards d’envie de Mistriss Bennet et ses remarques pleines de malice eussent été capables de chasser le bonheur de chez elle.

Il y avait une certaine contrainte entre Elisabeth et Charlotte qui leur fit garder le silence sur ce sujet. Elisabeth sentait qu’il ne pouvait plus y avoir entre elles de véritable confiance, et le mécompte qu’elle venait d’avoir avec Charlotte, augmenta encore le tendre attachement pour Jane, dont la candeur et la délicatesse ne pouvaient se démentir, et du bonheur de laquelle elle devenait chaque jour plus inquiète ; plus d’une semaine s’était déjà passée depuis le départ de Bingley, et rien n’annonçait son retour.

Jane avait très vite répondu à la lettre de Caroline, et comptait les jours avec impatience jusqu’au moment où elle pouvait raisonnablement en attendre des nouvelles.

La lettre de remerciement de Mr. Collins qu’il avait annoncée arriva le mardi à Mr. Bennet, elle était écrite dans le style le plus solennel, et avec autant de remerciements qu’on aurait pu en faire pour un séjour d’un an. Après avoir déchargé sa conscience sur ce point, il procédait à l’informer avec les expressions du plus grand ravissement, du bonheur qu’il avait eu d’obtenir l’affection et la main de leur aimable voisine Miss Lucas. Il leur avouait que c’était seulement dans le but de se rapprocher d’elle, et de jouir de sa société, qu’il avait accédé si vivement au désir qu’on lui avait témoigné de le revoir à Longbourn, où il espérait pouvoir retourner de lundi en quinze ; car Lady Catherine, ajoutait-il, approuvait tellement son mariage, qu’elle souhaitait qu’il se fît le plus tôt possible, et il espérait que ce serait une raison sans réplique, pour que son aimable Charlotte voulût bien fixer le jour qui le rendrait le plus heureux des hommes.

Le retour de Mr. Collins n’était plus un sujet de joie pour Mistriss Bennet, au contraire, elle était encore plus disposée que son mari, à s’en affliger.

— C’était très-étrange, disait-elle, qu’il vînt à Longbourn plutôt qu’à Lucas-Lodge ; c’était peu convenable et fort ennuyeux. Elle détestait avoir des étrangers chez elle, lorsque sa santé était aussi mauvaise. D’ailleurs les amans étaient des gens fort désagréables.

Tels étaient les doux murmures de Mistriss Bennet, et elle ressentait encore plus vivement le chagrin que lui causait l’absence prolongée de Mr. Bingley.

Jane et Elisabeth n’étaient pas plus rassurées sur ce sujet. Les jours se succédaient sans apporter aucune nouvelle de lui. Le bruit courait à Meryton qu’il ne reviendront plus à Netherfield ; bruit qui exaspérait Mistriss Bennet, et qu’elle repoussait toujours comme la plus scandaleuse calomnie.

Elisabeth commençait à craindre, non que Bingley fût indifférent, mais que ses sœurs ne parvinssent à le retenir à Londres, quoiqu’elle repoussât toujours un soupçon si fâcheux pour le bonheur de Jane. Elles se représentait souvent les efforts réunis de ses deux impitoyables sœurs et de son ami, qui avoient tant d’influence sur lui. Joints aux charmes de Miss Darcy et aux plaisirs de Londres ils pouvaient être plus forts que son amour.

Quant à Jane, il était naturel que son inquiétude fût encore plus vive que celle d’Elisabeth, mais elle voulait la dissimuler, et n’en parlait jamais à sa sœur. Sa mère n’avait pas tant de délicatesse, et il ne se passait pas de jour où elle ne parlât de Bingley, et de son désir de le revoir ; souvent elle faisait avouer à Jane que, s’il ne revenait pas, elle se trouverait fort malheureuse ; il fallait bien la constante douceur de Miss Bennet pour supporter ces attaques réitérées.

Mr. Collins revint ponctuellement au jour indiqué, l’accueil qu’on lui fit à Longbourn, ne fut pas si gracieux que la première fois ; mais il était trop heureux pour exiger beaucoup de démonstrations ; l’occupation de faire sa cour, débarrassait ses hôtes de sa société ; il passait la plus grande partie de la journée à Lucas-Lodge, et souvent ne revenait à Longbourn qu’au moment où la famille se séparait pour aller se coucher.

L’état de Mistriss Bennet faisait réellement pitié. La moindre chose qui pouvait avoir rapport à ce mariage, la jetait dans des accès de mauvaise humeur, et cependant partout elle en entendait parler ; la présence de Miss Lucas lui devenait odieuse, elle ne la regardait qu’avec une jalouse horreur, comme devant lui succéder dans sa maison ; elle croyait qu’elle anticipait déjà sur le moment où elle en serait en possession, et chaque fois que Charlotte parlait à demi-voix à Mr. Collins, Mistriss Bennet était persuadée qu’elle l’entretenait de la terre de Longbourn, et qu’ils se réjouissaient de la chasser ainsi que ses filles dès que Mr. Bennet serait mort. Elle se plaignit amèrement de tout cela à son mari.

— En vérité, Mr. Bennet, il est bien cruel, de penser que Charlotte Lucas sera une fois la maîtresse de cette maison, que je serai forcée de la quitter pour elle, et de vivre assez pour l’y voir prendre ma place.

— Ne vous abandonnez pas à ces tristes pensées, ma chère, répondit Mr. Bennet ; espérons que les choses iront mieux que cela. Espérons que je serai le survivant.

Ce n’était pas fort consolant pour Mistriss Bennet qui continuait sur le même ton : — Je ne puis supporter l’idée qu’ils auront cette terre ! Si ce n’était cette substitution, je n’y penserais pas.

— À quoi penseriez-vous donc ?

— Je ne penserais à rien du tout.

— Nous ne saurions donc nous trouver trop heureux que vous soyez préservée d’un tel état d’insensibilité.

— Je ne puis me trouver heureuse de rien de ce qui a rapport à cette substitution. Je ne puis comprendre comment on a la conscience de priver ses propres filles d’une terre, par une substitution ; et tout cela en faveur de Mr. Collins ! Pourquoi l’aurait-il plutôt qu’un autre ?

— Je vous le laisse à deviner, dit Mr. Bennet.

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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