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Dans ses promenades autour du parc, Elisabeth avait plusieurs fois rencontré Mr. Darcy, il est vrai, tout à fait inopinément ; pour prévenir le malheureux hasard qui l’avait amené dans des lieux si solitaires, elle prit soin de l’avertir que c’était sa promenade favorite ; maintenant qu’il le sait, pensait-elle, ce serait bien étrange qu’il y revînt : c’est cependant ce qu’il fit. On ne pouvait plus en accuser un mauvais sort ; il semblait que ce fût un châtiment volontaire qu’il s’infligeât pour expier quelque péché secret ; car, dans ces cas-là, il ne se contentait pas de prononcer simplement quelques phrases de politesse et puis de passer outre, comme il aurait pu le faire, mais il se croyait obligé de se promener avec elle, et quelquefois de retourner sur ses pas ; il parlait peu, et la conversation était souvent languissante, car Elisabeth ne se donnait pas non plus beaucoup de peine pour la soutenir. Elle fut frappée de quelques questions qu’il lui fît dans une de ces promenades, sur le plaisir qu’elle avait d’être à Hunsford ; sur son goût pour les promenades solitaires ; sur ce qu’elle pensait du bonheur de Mistriss Collins ; sur Rosing ; et comme elle dit qu’elle ne connaissait pas très bien la maison, il parut croire que, lorsqu’elle reviendrait dans le comté de Kent, elle y demeurerait… Tout cela était bien étrange ! Voulait-il faire quelque allusion à son mariage avec le colonel Fitz-Williams ? Elle commençait à être fort embarrassée, et fut bien aise, dans ce moment, de se trouver à la porte du parc, qui était en face du Presbytère.
Un autre jour que, pendant sa promenade, elle était occupée à relire une lettre de Jane, et qu’elle méditait quelques passages qui lui prouvaient qu’elle n’était pas dans une heureuse disposition d’esprit en lui écrivant, elle rencontra le colonel Fitz-Williams ; fermant sa lettre précipitamment, et s’efforçant de sourire, elle lui dit :
— Je ne croyais pas que vous vinssiez jamais ici.
— J’ai fait le tour entier du parc, dit-il ; je le fais une fois toutes les années, et je me proposais de le terminer par une visite au Presbytère. Allez-vous loin ?
— Non, j’y retournais ; et ils revinrent ensemble à Hunsford.
— Est-il bien décidé que vous quittiez Rosing samedi, dit-elle ?
— Oui, si Darcy ne renvoie pas encore ; je suis à sa disposition ; il arrange les choses comme il lui plaît.
— S’il n’est pas capable de prendre plaisir à quelque chose, au moins a-t-il la grande satisfaction de n’être gêné par personne ; je ne connais aucun homme qui paraisse jouir davantage que lui du plaisir de ne faire que ce qui lui convient.
— Il aime à faire ses volontés, répliqua le colonel, mais nous sommes tous de même ; seulement il en a plus les moyens que bien d’autres, parce qu’il est riche et que d’autres sont pauvres ; j’en parle avec connaissance de cause. Un fils cadet doit être accoutumé comme vous le savez aux privations et à la dépendance.
— J’aurais cru que le fils cadet d’un comte aurait dû en être à l’abri. Avez-vous vraiment connu la dépendance et les privations ? Quand le manque d’argent vous a-t-il empêché d’aller où vous vouliez, et de faire ce que vous désiriez ?
— Ce sont des questions bien positives ! Je ne puis pas dire que j’aie éprouvé des peines de cette espèce ; mais je puis souffrir du manque de fortune dans des choses d’une plus haute importance. Par exemple, les fils cadets ne peuvent pas se marier, comme ils le veulent.
— À moins qu’ils ne veuillent des femmes riches, et je crois qu’ils le veulent souvent.
— L’habitude que nous avons de dépenser, nous rend très-dépendants, et, dans le rang où je suis, il y a peu d’hommes qui puissent se marier sans avoir égard à la fortune.
Voilà pour moi, pensa Elisabeth, et elle rougit à cette idée ; mais, se remettant promptement, elle dit, d’un ton animé : — Et, je vous prie, quel est le prix courant d’un fils cadet de comte ? À moins que le frère aîné ne fût fort malade, je pense qu’on ne demanderait pas plus de cinquante mille livres ?
Le colonel lui répondit sur le même ton de plaisanterie, et le sujet tomba.
Elisabeth reprit cependant la conversation peu de moments après, craignant qu’il n’attribuât son silence à ce qu’elle aurait été affectée de ce qu’il avait dit.
— J’imagine que votre cousin vous a amené ici pour avoir quelqu’un à sa disposition ? Je suis étonnée qu’il ne se marie pas ; il aurait toujours ce plaisir-là ; mais, peut-être sa sœur lui suffit-elle dans ce moment ; comme elle est absolument sous sa garde, il peut faire ce qu’il veut avec elle.
— Non, dit Fitz-Williams ; c’est un droit qu’il faut qu’il partage avec moi ; je lui ai été adjoint pour la tutelle de Miss Darcy.
— Vraiment ! et, je vous prie ? Quelle espèce de tuteur êtes-vous ? Votre charge vous donne-t-elle beaucoup de peine ? Les jeunes personnes de cet âge sont quelquefois très-difficiles à conduire, et si elle a le véritable esprit des Darcy, elle doit aimer à faire sa volonté.
Elle l’observait attentivement en disant ces mots, et la vivacité avec laquelle il lui demanda tout de suite pourquoi elle supposait que Miss Darcy leur donnait de la peine, la convainquit qu’elle s’était, sans le vouloir, assez approchée de la vérité.
— Ne craignez rien, lui dit-elle ; je n’ai jamais rien ouï dire sur elle, et je crois au contraire qu’elle est une des personnes du monde les plus dociles. Elle est fort aimée de quelques dames de ma connaissance, Mistriss Hurst et Miss Bingley. Ne vous ai-je pas entendu dire que vous les connaissez ?
— Oui, je les connais un peu ; leur frère est un homme agréable et comme il faut ; c’est un grand ami de Darcy.
— Oh ! oui, dit Elisabeth assez sèchement ; Mr. Darcy est fort attaché à Mr. Bingley ; il prend grand soin de lui.
— Soin de lui !… Eh bien, je crois que c’est vrai ; il paraît qu’il y a des circonstances où il en a besoin, et, d’après différentes choses qu’il m’a dites pendant notre voyage, j’ai des raisons de croire que Bingley lui a de grandes obligations ; je ne suis cependant pas positivement sûr que Bingley soit la personne dont il me parlait ; je l’ai seulement conjecturé.
— Dites-moi ce que vous entendez.
— C’est une affaire que Darcy ne voudrait sûrement pas qui fut connue ; il serait fort désagréable qu’elle parvînt jusqu’aux oreilles de la dame et de la famille.
— Vous pouvez compter que je n’en parlerai point.
— Je vous prie aussi de vous souvenir que je n’ai pas de raisons positives de croire qu’il parlât de Bingley. Il me dit seulement qu’il se félicitait d’avoir dernièrement sauvé un de ses amis du malheur de faire un mauvais mariage ; mais sans dire le nom, ni aucune autre particularité ; je soupçonnais que c’était Bingley, parce que je le crois homme à se trouver dans une pareille situation, et que je savais qu’ils avaient passé ensemble tout l’été dernier.
— Mr. Darcy vous a-t-il dit quelles raisons il avait eues pour s’opposer à ce mariage ?
— J’ai compris qu’il y avait de grandes objections à faire contre la dame.
— Et de quels artifices s’est-il servi pour les séparer ?
— Il ne m’a point parlé de ses artifices, dit Fitz-Williams en souriant, il m’a seulement dit ce que je viens de vous raconter.
Elisabeth ne répondit point ; son cœur se gonflait d’indignation. Après l’avoir observée quelques instants, Fitz-Williams lui demanda pourquoi elle était si pensive ?
— Je réfléchis à ce que vous venez de me dire. La conduite de votre cousin n’est point conforme à mes idées ; comment pouvait-il être jugé dans une pareille circonstance ?
— Vous paraissez décidée à trouver son intercession presque trop officieuse.
— Mais, en effet, je ne vois pas quel droit avait Mr. Darcy pour juger de l’inclination et des convenances de Mr. Bingley, et comment il pouvait seul décider de quelle manière son ami devait être heureux ? Au reste, ajouta-t-elle comme nous ne connaissons aucune des particularités de cette affaire, nous ne devons pas le condamner, et puis nous pouvons supposer qu’il n’y avait peut-être pas beaucoup d’amour dans le fait de Mr. Bingley.
— Mais, cette supposition, dit le colonel Fitz-Williams diminue malheureusement beaucoup le triomphe de mon cousin.
Quoique ceci fût dit en plaisantant, Elisabeth n’osa pas hasarder une réponse, et changeant brusquement de conversation, elle parla de choses indifférentes, jusqu’au moment où ils arrivèrent au Presbytère ; là, dès que le colonel fut parti, elle courut s’enfermer dans sa chambre pour réfléchir tout à son aise à ce qu’elle venait d’apprendre ; elle ne pouvait s’imaginer qu’il fût question d’autres personnes que de Jane et de Bingley. Il ne pouvait y avoir, dans le monde, deux hommes sur lesquels Darcy eut une influence sans bornes. Elle n’avait jamais douté qu’il n’eût eu beaucoup de part aux mesures qu’on avait prises pour éloigner Bingley de Jane, quoique cependant jusqu’alors elle en avait attribué la plus grande part à Miss Bingley. Ainsi donc, les caprices et l’orgueil de Mr. Darcy étaient cause de tout ce que Jane avait souffert et souffrait encore. Il avait détruit, du moins pour un temps, toutes les espérances de bonheur du cœur le plus tendre, le plus généreux qu’il y eût au monde, et personne ne pouvait prévoir la durée des maux qu’il avait causés.
Il y avait de fortes objections contre la dame, telles étaient les propres paroles du colonel Fitz-Williams, et probablement ces fortes objections étaient d’avoir un oncle procureur en province, et un autre dans le commerce à Londres.
Car, pour ce qui est de Jane elle-même, pensait-elle, il est impossible qu’il y ait aucune objection contre elle, bonne et aimable comme elle est, avec un jugement parfait, un esprit cultivé, et des manières si séduisantes. Il ne peut y avoir aucune chose à dire contre mon père qui, malgré quelques bizarreries, est un homme d’un mérite que Mr. Darcy ne saurait nier, et plus respectable qu’il ne le sera jamais lui-même. — En pensant à sa mère, son assurance diminua un peu ; cependant, elle craignit de convenir avec elle-même, que les objections qu’on pouvait faire de ce côté-là eussent eu véritablement du poids pour Mr. Darcy, dont elle était convaincue que l’orgueil serait plus blessé par le manque de considération dans le monde, que par le défaut de jugement. Elle conclut enfin que Mr. Darcy avait été poussé à tout cela, d’abord par son détestable orgueil, ensuite par son désir de conserver Mr. Bingley pour sa propre sœur.
L’agitation que toutes ces réflexions lui avaient causée, et les larmes qu’elles lui avaient fait répandre ; lui donna un mal de tête assez fort, pour qu’en y joignant un peu de répugnance à revoir Mr. Darcy, elle se décidât à ne pas accompagner les Collins à Rosings où ils étaient tous engagés à prendre le thé. Charlotte voyant qu’elle était réellement indisposée, ne la pressa point, et empêcha Mr. Collins de la fatiguer par ses importunes sollicitations. Cependant, il ne put dissimuler la crainte que sa belle cousine ne déplût à Lady Catherine en ne se rendant pas à son invitation.