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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 13

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On espérait recevoir une lettre de Mr. Bennet le lendemain ; mais la poste arriva sans apporter une seule ligne de lui. Ses enfants le connaissaient pour être un correspondant fort négligent et fort paresseux, mais ils avaient espéré que dans cette occasion il serait plus exact. On conclut de son silence qu’il n’avait point de bonnes nouvelles à donner. Mr. Gardiner avait attendu l’arrivée du courrier avant de se mettre en route, et voyant qu’il n’apportait point de lettre, il partit pour Londres où il était bien sûr alors d’être constamment informé de tout ce qui arriverait. Il promit de faire tout ce qu’il pourrait pour engager Mr. Bennet à retourner à Longbourn, afin de calmer sa femme qui craignait toujours, quoiqu’on pût lui dire, qu’il ne fût tué en duel.

Mistriss Gardiner et ses enfants devaient passer encore quelques jours à Longbourn ; elle partageait les soins qu’il fallait prodiguer à Mistriss Bennet, et procurait à ses filles quelque distraction dans les moments de calme. Mistriss Phillips venait aussi les voir souvent, dans l’intention disait-elle, de leur donner du courage et de les amuser, mais comme elle avait toujours quelque chose de nouveau à raconter sur la folie et l’extravagance de Wikam, elle s’en allait rarement sans les laisser encore plus abattues, qu’elle ne les avait trouvées.

Toute la ville de Meryton semblait prendre plaisir à accuser et à condamner l’homme que trois mois auparavant elle regardait comme un ange descendu du ciel. On prétendait qu’il devait à tous les marchands ; que ses intrigues, qu’on honorait du nom de séductions, s’étendaient jusque dans toutes familles de la classe marchande ; chacun disait ouvertement que c’était le jeune homme le plus dépravé du monde, et que sa feinte douceur ne les avait point trompés. Quoiqu’Elisabeth n’admît pas tout ce qu’on disait sur son compte, elle en savait assez pour considérer le déshonneur de sa sœur comme certain ; Jane, à qui il était encore bien plus difficile de persuader le mal, commençait à perdre toute espérance. En effet s’ils avaient été en Écosse, comme elle avait persisté à le croire, on aurait dû en recevoir déjà quelques nouvelles.

Mr. Gardiner avait quitté Longbourn le dimanche, et le mardi sa femme reçut une lettre de lui qui disait qu’il avait trouvé Mr. Bennet, et qu’il l’avait engagé à venir demeurer chez lui ; il ajoutait qu’il avait été déjà à Epsom et à Clapham sans pouvoir obtenir aucun renseignement, et que maintenant il était décidé à aller s’informer dans tous les hôtels de la ville, pensant que les fugitifs dévoient avoir passé quelque temps dans un hôtel, avant de s’être procuré un autre logement. Il ajoutait que Mr. Bennet ne paraissait point disposé à quitter Londres dans ce moment, promettait d’écrire bientôt et terminait sa lettre par le Post-scriptum suivant.

« J’ai écrit au colonel Forster pour lui demander de chercher à découvrir, par le moyen de quelques-uns des jeunes gens du régiment qui sont liés avec Wikam, s’il n’a pas des parents ou des amis dans Londres chez lesquels il ait pu aller se cacher. Si nous pouvions avoir des données là-dessus, elles nous servaient de la plus grande utilité, car nous n’avons rien pour nous guider. Je crois que le colonel Forster fera tout ce qui lui sera possible pour nous obliger ; mais je réfléchis que Lizzy pourra peut-être mieux qu’aucun autre nous donner quelques éclaircissements là-dessus. »

Elisabeth vit bien d’où venait cette confiance en elle, mais elle ne put pas la justifier ; elle n’avait jamais entendu dire que Wikam eût eu d’aunes parents que son père et sa mère qui étaient morts depuis plusieurs années ; cependant il était possible que quelques-uns de ses camarades fussent en état de donner plus de renseignements qu’elle.

Chaque jour était à Longbourn un jour d’anxiété, et le moment le plus fâcheux était celui où l’on attendait les lettres. Enfin il en arriva une, mais elle était pour Mr. Bennet et venait de Mr. Collins ; Jane d’après les ordres qu’elle avait reçus de son père d’ouvrir tout ce qui arriverait à son adresse pendant son absence, la lut, et Elisabeth qui se souvenait combien les lettres de son cousin étaient bizarres, suivait des yeux par-dessus l’épaule de sa sœur.

« Mon cher Monsieur

« Je suis appelé par les liens qui m’unissent à votre famille ainsi que par ma vocation, à venir m’affliger avec vous du malheur qui vous est arrivé, et que nous avons appris hier par une lettre du Hertfordshire. Soyez persuadé, Monsieur et cher parent, que Mistriss Collins et moi sympathisons vivement avec vous et votre respectable famille, et que nous partageons votre douleur actuelle qui doit être de l’espèce la plus amère puisqu’elle vient d’une cause que le temps ne saurait atténuer. Je ne saurais trouver aucun argument qui puisse adoucir votre peine, dans une circonstance qui doit être plus affligeante que toute autre pour le cœur d’un père. La mort de votre fille aurait été une bénédiction en comparaison de ceci ; et l’on doit s’affliger d’autant plus, que d’après ce que me dit ma chère Charlotte, on a des raisons de supposer que cette excessive dissolution de votre fille est due à une indulgence fort mal entendue : mais je puis vous assurer pour votre consolation et celle de Mistriss Bennet, que je suis porté à croire qu’il fallait que ses dispositions naturelles fussent fort mauvaises. Car autrement si jeune, elle aurait été incapable d’une conduite aussi condamnable. Quoiqu’il en soit, vous êtes dignes de pitié, c’est une opinion que je partage, non-seulement avec Mistriss Collins, mais encore avec Lady Catherine et sa fille à qui j’ai raconté toute l’affaire. Elles craignent comme moi que cette fausse démarche d’une de vos filles ne soit très-fâcheuse pour le sort des autres ; car, comme le dit Lady Catherine elle-même, qui voudra maintenant s’allier avec une telle famille ? Cette considération me fait réfléchir avec encore plus de satisfaction à un certain événement du mois de novembre dernier ; s’il avait tourné différemment, j’aurais été aussi enveloppé dans votre chagrin et dans votre malheur. Permettez-moi donc, mon cher Monsieur, en vous exhortant à vous résigner et à vous consoler, de vous conseiller aussi de rejeter de votre sein votre indigne enfant, et de lui laisser recueillir les fruits de son infâme conduite.

Je suis, mon cher Monsieur, etc. »

 

Mr. Gardiner ne récrivit à Longbourn que lorsqu’il eut reçu la réponse du colonel Forster ; il n’avait rien de consolant à dire. On ne connaissait pas à Wikam un seul parent avec lequel il eût conservé quelques relations, et il paraissait bien positif qu’il n’en avait point de bien proches. Il avait eu autrefois de nombreuses connaissances, mais depuis qu’il était dans le militaire, on ne croyait pas qu’il les eût conservées ; ainsi donc il n’y avait personne qui pût donner de ses nouvelles. Outre la crainte qu’il devait avoir des parents de Lydie, le mauvais état où étaient ses finances, devait l’engager à garder un profond secret sur le lieu de sa retraite, car on venait de découvrir que ses dettes de jeu se montaient à une somme considérable. Le colonel Forster pensait qu’il faudrait plus de mille livres pour payer ce qu’il devait à Brighton aux gens de la ville. Mais ses dettes d’honneur étaient encore plus fortes. Mr. Gardiner n’avait pas jugé convenable de cacher tous ces détails à la famille de Lydie, et Jane les entendit avec horreur. — Qui aurait pu s’attendre à ce que ce fût un joueur ? s’écria-t-elle.

Mr. Gardiner ajoutait que ses nièces pouvaient espérer de revoir leur père le lendemain. Découragé par le mauvais succès de ses recherches, il avait cédé aux instances de son beau-frère pour retourner dans sa famille et il le laissait chargé de continuer la poursuite des fugitifs.

On s’empressa de donner cette bonne nouvelle à Mistriss Bennet ; mais elle n’en éprouva pas autant de satisfaction que ses enfants l’avaient espéré, d’après les craintes qu’elle avait manifestées pour la vie de son mari.

— Quoi ! s’écria-t-elle, il revient sans la pauvre Lydie ! oh ! sûrement il ne quittera point Londres sans les avoir découverts ! Qui pourrait se battre avec Wikam et le forcer à épouser Lydie, s’il revenait ici ?

Mistriss Gardiner désirant cependant retourner chez elle, partit avec ses enfants dans la voiture qui avait ramené Mr. Bennet, emportant avec elle le vif désir de connaître les rapports qui existaient entre Elisabeth et Mr. Darcy. Celle-ci n’avait jamais prononcé son nom depuis son retour du Derbyshire. Elle paraissait accablée, mais la fuite de Lydie était bien suffisante pour motiver sa tristesse.

Mr. Bennet arriva avec son air calme et philosophe ; il parlait aussi peu que jamais, il ne dit pas un mot de l’événement qui l’avait fait partir, et qui occupait uniquement toute sa famille. Ce ne fut que dans l’après-dîner, lorsqu’il revint auprès de ses enfants pour prendre le thé, qu’Elisabeth osa enfin entamer ce sujet. Elle lui exprima brièvement le chagrin qu’elle avait éprouvé de ce qu’il avait eu à souffrir.

— Ne parlez pas de cela, lui répondit-il. Qui doit souffrir si ce n’est moi ? J’ai fait le mal, je dois le supporter sans me plaindre.

— Ne soyez pas si sévère envers vous-même, mon père.

— Il est si rare que la nature humaine avoue ses erreurs ! Lizzy ! Laissez-moi une fois dans ma vie reconnaître combien j’ai été blâmable ; ne craignez pas que ce sentiment soit trop accablant, l’impression s’en évanouira peut-être bien vite.

— Croyez-vous, Monsieur, que les fugitifs soient à Londres ?

— Je le crois. Où pourraient-ils être si bien cachés ?

— Et Lydie qui avait toujours tant désiré aller à Londres ! dit Kitty.

— Elle est donc contente à présent, reprit son père sèchement, le séjour qu’elle y fera sera peut-être long.

Après quelques instants de silence, il reprit : — Lizzy, ne croyez pas que je vous en veuille pour avoir montré plus de jugement que moi dans l’avis que vous m’avez donné au mois de mai, et que je n’ai pas suivi.

Ils furent interrompus par Jane, qui venait chercher du thé pour sa mère.

— Ce que c’est que l’ostentation ! s’écria-t-il, elle donne de l’élégance au malheur ! Je suis bien tenté d’aller m’établir dans ma bibliothèque avec ma robe de chambre et mon bonnet, je m’affligerai là plus commodément. Mais, non, pas encore, j’attendrai que Kitty s’enfuie.

— Je ne veux point m’enfuir, s’écria Kitty avec humeur ! Si je vais jamais à Brighton, je me conduirai bien différemment que Lydie.

— Vous à Brighton ! Je n’oserais pas seulement vous envoyer à la distance de Lasbourn, quand on me donnerait cinquante guinées ! Non, Kitty, j’ai enfin appris à être prudent et vous en verrez les effets ; désormais aucun officier n’entrera dans ma maison, ni même ne traversera le village. Les bals vous seront absolument défendus, à moins qu’une de vos sœurs aînées veuille bien vous y accompagner ; et vous ne passerez plus le seuil de la porte que vous n’ayez été occupée raisonnablement au moins dix minutes par jour.

Kitty, qui prenait toutes ces menaces au pied de la lettre, commençait déjà à pleurer.

— Allons, allons, dit-il, ne vous affligez pas trop ; si vous êtes une bonne fille, dans dix ans je vous mènerai à une revue.

 

 

Fin du troisième volume.

 

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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