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Explications souriantes de la jeune femme au comptoir des correspondances. Carte d’accès à bord pour le vol Paris-Genève de 10h00. Vérification pour le bagage en soute. C’était OK. Avec en prime un coupon gratuit pour un petit déjeuner. C’était normal, c’était pour le retard. Quel délice d’être ainsi chouchouté après ces jours passés la-bas dans cette fourmilière d’individus indifférenciés. Il prit la navette vers le terminal 2D, celui pour Genève. Il avait du temps à tuer avant le dernier saut de puce dans les airs, avant de retrouver son petit loup. Les boutiques venaient d’ouvrir et les premiers cafés du matin fumaient dans les tasses sur les tables des snack-bars. Il entra dans un de ces bars et commanda un double expresso, en sortant une cigarette du paquet. Après tout ce temps de privation dans l’avion, il avait hâte de sentir le goût de la cigarette se mêler à la brûlure du café dans la gorge. 07H15, un soleil blanc sortait des nuages par delà les baies vitrées du terminal 2D et ses paupières lourdes voilaient son regard, le happant dans la somnolence. Il était encore trop pour téléphoner, pour appeler chez lui et dire à celle qui l’attendait qu’il était bien arrivé. Il se voûta sur son siège, le sommeil le gagnait. Il fallait résister.
08h00, il y avait un groupe de cabines téléphoniques au fond du hall. Il se dirigea vers l’une d’elles, posa son cartable au sol et empoigna le combiné. Il y eut deux sonneries, puis la voix qu’il aimait se fit entendre à l’autre bout du fil. Un allô encore ensommeillé. Il parlait à voix basse, disant qu’il était bien arrivé à Paris, qu’il y avait eu du retard sur le vol, mais qu’il serait là vers midi. A tout de suite. Je t’aime. Je t’aime en écho au bout de la ligne. Il n’avait pas été bien long, mais cela n’avait pas d’importance, il ne restait que quelques heures avant les retrouvailles. Il jeta un regard à la ronde, il y avait un bar confortable pas loin et ce serait parfait pour attendre. Sur les panneaux d’affichage on pouvait lire – Strasbourg – Francfort – Toulouse. Tiens curieux ça, rien que des villes où l’on fabriquait des saucisses. Il se disait ça en entrant dans le bar. Il tendit son coupon pour le petit déjeuner offert par Air France : « Un chocolat tartine et une petite bouteille d’eau, s’il vous plaît ». Il anticipait le goût du pain beurré trempé dans le chocolat chaud.
A côté de lui, deux ou trois tables plus loin, papotaient des vacanciers qui revenaient des Seychelles. Ils était trois, une fille joviale qui attendait un avion pour Bruxelles, et un couple dans les trente-cinq ans en partance pour Bordeaux. Ça avait dû être drôlement chouette leur voyage aux Seychelles, vu le potin enthousiaste qu’ils faisaient. Il s’invita en auditeur libre à leur conversation animée. Les Seychelles. Il hésitait à les situer, ces îles. Il savait que cet archipel se situait dans l’océan indien, mais où, précisément ?
Il avait posé sa tartine sur la table. Ça, la tartine, c’était l’Afrique. Puis il plia en triangle la petite serviette de papier offerte pour le petit-déjeuner. Ça, la serviette en triangle, c’était le sous-continent indien. Il sortit une pièce de monnaie de la poche de son blue-jeans, et la plaça près de la serviette triangulaire. Et voilà pour le Sri Lanka. Entre la tartine et la serviette s’étendait l’océan indien. Ah, il avait oublié Madagascar. Il planta son briquet près de la tartine beurrée – Madagascar. Et les Seychelles alors ? Elles étaient là, quelque part sur le formica, entre le briquet et la pièce de monnaie. Quelque part sur cette immensité océanique. Il contemplait son ouvrage avec satisfaction. Mais il se voulait précis, sur ce coup là, pointilleux. Et décidément Madagascar était mal placée. Il fit glisser le briquet de quelques millimètres, tête inclinée, sortant un peu la langue pour mieux apprécier la position de l’île face à la tartine africaine. Au bar, une serveuse le regardait faire en se demandant s’il allait bien, ce mec, avec le doigt sur son briquet et qui fronçait les sourcils en tirant la langue au-dessus de son petit-déjeuner. Il releva la tête et son regard croisa celui de la serveuse intriguée. Il rougit, puis, rapidement, il saisit l’Afrique beurrée et la trempa dans le chocolat.
Il avait bien du mal à résister aux vagues de sommeil qui l’envahissait par instants. Mais il fallait encore tenir une heure avant le vol pour Genève. Parfois, malgré lui, ses paupières se fermaient, et en une fulgurance, l’image de la jeune fille rousse revenait danser devant ses yeux clos. Il sursautait alors, ouvrant grand les yeux. C’était une image diffuse, une bouche tordue de détresse, des larmes sur les joues, un chagrin noir. Il se leva. Il ferait mieux d’aller attendre en salle d’embarquement.
Le vol pour Genève était à l’heure. Bientôt l’avion montait dans le ciel de Paris pour un court trajet de cinquante minutes. Étourdi, englué dans le temps déréglé, il allait et venait entre deux piques de nez dans le sommeil, et l’image de la jeune fille poil de carotte envahie de terreur surgissait dans la somnolence. Il se réveillait dans un spasme brutal, chassant l’image, puis replongeait dans son demi sommeil, bercé par le bruit des réacteurs. Et à chaque fois le fantôme de la jeune fille revenait le hanter. Il força son attention au dehors, derrière le hublot, scrutant le sol à travers les nuages, observant les routes minuscules là, en bas. Il se débattait pour rester éveillé, pour ne pas plonger dans le cauchemar de la jeune fille rousse. Ne pas se noyer avec elle dans les pleurs. Déjà, l’avion entamait sa descente, il passait au-dessus du Jura enneigé. Puis il y eut les dernières minutes, les ailes filaient sur la surface irisée du Léman. Enfin, la piste et le débarquement. 10H50.