Quand le couperet tombe
Il y a un moment où ça bascule.
On ne sait pas exactement quand.
Un mot de travers, un frottement,
et la famille ferme la porte en douce.
Les messages se ratatinent,
jusqu’à n’être plus qu’un pouce levé.
Un pouce sec, sans chaleur.
Un like comme une gifle polie.
On comprend : on est rayé du décor.
Les amis ? Pareil.
Certains restent, d’autres s’évaporent.
Un jour tu comptes, le lendemain tu déranges.
Tu deviens la chaise en trop,
celle qu’on cache au grenier.
Réponds : tu fais mal.
Tais-toi : tu fais mal aussi.
Bref, tu n’es plus qu’une erreur de frappe.
Le problème ?
On parle trop.
On déverse tout, tout le temps.
On gave la planète de petites miettes numériques.
Avant, on écrivait une lettre,
on attendait la réponse,
et cette attente avait un goût de miel.
Aujourd’hui, tout est déjà craché avant même d’exister.
Alors quand on se retrouve,
on n’a plus rien à se dire.
Juste un silence qui pue le réchauffé.
C’est devenu une seringue plantée dans la peau.
Notifications : shoot de sucre.
Pas de message : manque brutal.
On croit qu’on disparaît,
qu’on nous efface du monde.
Voilà le danger :
on s’épuise à exister dans le vide.
On crie dans des écrans.
Et personne n’écoute.
À part un pouce,
dressé comme une épitaphe.
Moi, je m’en rends compte.
C’est ça, le pire.
Je vois la barrière, je sens le mur.
Eux ne sentent rien.
Ils croient que c’est normal,
de toujours dire, toujours montrer, toujours savoir.
Mais moi, je vois ce qu’on a perdu.
Et ce vide-là,
c’est moi qui le porte.
Alors je me demande.
Est-ce eux qui ne voient rien ?
Ou est-ce moi, le maillon cassé ?
Je me mets à leur place, j’essaie.
Peut-être qu’ils ne sentent pas le vide.
Peut-être qu’ils n’ont jamais connu le goût de l’attente,
la saveur rare d’une lettre,
la joie d’un silence habité.
Eux vivent dans ce flux comme dans une rivière tranquille.
Moi, j’entends le vacarme des chutes.
Eux se croient portés.
Moi, je sens que je me noie.
Alors oui, je m’en rends compte.
Et c’est peut-être ça, la vraie cassure :
voir ce qu’ils ne voient pas.