Il n’y avait plus aucun bruit, tout était blanc. J’étais figée là, je ne sais pas pour combien de temps. Même mes pensées s’étaient arrêtées. Soudain résonnait un battement au loin, le silence l'engloutit. Un second vint frapper contre l’épaisse cloison de ma conscience. Le troisième la brisa. Le blanc fut comme imbibé d’encre noire. Le battement devint plus aigu et plus régulier, comme le tic-tac d’une montre. Mes sens étaient revenus, j’étais par terre, sur le sol froid, dur et rugueux. Le gel condensait ma respiration en une traînée laiteuse. Je cherchais à m’orienter. Il faisait nuit, à l’entrée d’un parc. Celui-ci s’étendait en une vaste pelouse gorgée de la lumière lunaire. La lune était pleine, mais le ciel était couvert. Cela lui donnait un air modeste. Soudain une odeur de sel marin vint troubler mon attention. Il allait pleuvoir incessamment. Je levais la tête pour contempler une dernière fois celle qui illuminait l’obscurité. Une giclée de goutte vint gifler mon visage, le déluge allait frapper. En quelques secondes l’intensité et la densité de la pluie augmentèrent fortement. Je mis les bras en croix pour accueillir la mélancolie du ciel. Mais au lieu de le calmer, la vague de tristesse fit place à la rage. Des grêlons vinrent heurtés ma peau nue comme autant de dagues contondantes venaient endolorir mes muscles. Je fléchis sur la pointe de mes pieds. Un pas en arrière, trois sur le côté, deux bonds en avant. Quart de tour droit, une génuflexion. Je pris ma jambe et la serra contre mon épaule. La douleur frappa comme un fouet, ses lacérations comme autant de déchirures nerveuses.

 

“Perle ?” Un piaillement vint avec les premiers rayons du soleil. Je ne voyais pas d’où venait la voix dans la pénombre. “Perle ?” S’en suivit une drôle de régurgitation vocale. Alors que le soleil commençait enfin sa longue ascension, une pie se manifestait. “Perle, jolie fille !” fit la pie avec plein d’entrain. Elle frottait à présent son bec contre une branche vigoureusement. Un réflexe familier me poussa à faire des courbettes d’un mouvement saccadé et exagéré. La pie répondit en agitant sa longue queue iridescente de haut en bas, comme en miroir de mon propre geste. “Perle, friandise !" fit l'oiseau enjoué. "Je ne m’appelle pas Perle, c’est ton nom ?” répondit je. Un moment de silence coupa la conversation. Perle dodelina de la tête, et me regarda d’un œil dont le reflet du soleil rendit le regard particulièrement intense. “Perle, jolie fille !" dit-elle d’une voix légèrement distordue. "D’accord, d’accord laisse-moi regarder ce que j’ai dans mes poches.” Je pris instinctivement de ma poche une poignée de vers séchés et les posa sur le sol. D’un bond et d’un coup d’aile, Perle se remplit le bec et s'envolait au loin.

 

Je marchais en direction de la maison, au fond d’un quartier résidentiel. Personne n’aimait y vivre, non parce qu’elle n’était pas confortable ou spacieuse, mais parce que personne ne supportait de se voir. Ce n’était pas non plus par ressentiment. Mes parents vivaient ensemble parce que c’était pratique et que l’alternative était fournie en problèmes potentiels. Et moi j’étais l’erreur qu’on ne pouvait effacer. Alors je préférais vivre dehors, là où je n’étais pas indésirable. Lorsque j’arrivais sur le porche, je vis de la lumière par la fenêtre. Mon père aurait pu se lever tôt, il aimait la solitude et le calme du matin, avant de devoir prétendre. Je n’avais plus le courage d’entrer, alors je partis en direction de l’école.

 

J’étais attachée à un rocher, incapable de bouger. La marée montante vint me frapper le visage et me remplir les poumons d’eau salée. Alors je respirais en cadence avec les vagues, mais rapidement je me trouvais sous la surface, sans air. Incapable de me retenir, j’inspirais l’eau à plein poumon. Réflexivement je toussais, mais au lieu de ça l’eau vint s’infiltrer et remplir ce qui restait d’espace. Je me réveillais soudain en trombe. J’étais allongé dans l’herbe de la cour du lycée. Je sentais encore le poids de la mer contre mon corps. Il me fallut de longues minutes pour récupérer. Heureusement je n’étais pas pressé. Dû à ma maladie, on me laissait beaucoup de liberté. Je passais la majorité du temps sur la pelouse, sans vraiment savoir ce que j’en faisais. Mais ce n’était pas désagréable. Aujourd’hui il était là comme d’habitude, avant son entraînement d’athlétisme. Je le regardais souvent, pas par admiration, plutôt parce que ça me calmait. Il avait l’air à l’aise, comme s’il faisait partie du décor. Un peu comme un feu de cheminée apaise.

 

“Tu es toujours comme ça ?”, lui dit le jeune homme. “Comme quoi ?”, lui répondit elle. “Je ne sais pas, comme ça.”, il avait l’air abattu. “Aucune chance !”, je lui tirais la langue en signe de défi. Il ria à gorge déployée, ce qui me surprit soudain. Il n’y avait plus aucune retenue et je me mis à rire aussi. Je me réveillais, cette fois déçue. Je sentis encore un pincement au cœur, l’hilarité, et enfin la proximité et sa chaleur. À présent il n’y avait qu’un soleil couchant, les dernières lueurs incandescentes, et moi seul sur l’herbe. “Perle ? Friandises !”, fit soudain la pie à côté de moi. “Je t’ai tout donné ce matin.”, lui dis-je. Elle tourna la tête, et piailla. “Il me reste des bonbons à la menthe si tu veux.” La pie jacassa bruyamment à l’idée. Je me levais alors et elle se logea sur ma tête en essayant de tenir debout. Elle était si légère que je ne sentais aucun poids, que ses pattes. Nous marchâmes alors en direction de l’horizon qui se teintait bleu marine.

 

La montre que je portais indiquait bientôt 21h. Perle était repartie, et moi j’étais assise sur un parterre de fleurs. La pleine lune diffusait une lumière douce, mais pleine de mélancolie. Je ne savais pas si j’avais dormi ou si j’étais restée éveillée. Comme si ma conscience s’évaporait puis se condensait avec le froid. Je ne savais plus si j’étais moi ou le décor. Les peupliers qui grincent sous leurs poids. L’herbe qui grésille au gré du vent. Mais ma présence physique avait disparue. Le tic-tac incessant de ma montre me ramena à la réalité. Le froid avait suffisamment endolori mes jambes que j’étais incapable d’y faire appuies. Comme un morceau de caoutchouc qui plie sous son propre poids, chacun de mes membres étaient devenu non fonctionnel. Je restais là un instant, frustrée. Le champ visuel s’élargissait soudain, au-delà de la clairière, je voyais des lumières de lampadaires. L’obscurité me mit mal à l’aise, alors je tentais à nouveau de marcher, lentement, en m’aidant de mes bras pour raidir mes jambes. A mesure que je marchais les sensations me revinrent et je pus rejoindre la ville.

 

Il était trop tard pour les derniers fêtards de rentrer et trop tôt pour les premiers employés de partir. C’était probablement le moment le plus calme de la nuit, entre 3 et 4h du matin. Les rues étaient généralement vides, pas même un chat traînait. Seuls des hérissons solitaires migraient lentement dans leurs haies d’épines. Je les regardais pensivement, assise, les jambes croisées au milieu de la route. “Lev, c’est Lev.” Je lui avais dit. “Vous ne pouvez porter un nom de garçon, et puis un nom ça ne se change pas sur un coup de tête.” Me rétorqua t’il. “Je ne suis ni une fille ni un garçon, donc ça ne s’applique pas, en plus ce prénom a été choisi alors que je n’étais pas encore né donc il n’est pas représentatif de qui je suis.” Le psychiatre ricana de gêne, puis répondit : “Allons donc, j’en prend note, vos privilèges vous sont montés à la tête. C’est tout pour aujourd’hui.” Il se leva et ouvrit la porte. “Quand est-il de mon augmentation de médicaments ? Ou peut-être un traitement alternatif ? La dissociation pratiquement constante…” Je changeais mon ton en supplication. “Vous m’avez l’air en pleine forme, c’est mon avis médical. À présent si vous le voulez bien, laissez la place au patient suivant.” Je soufflais, à présent j’étais seul avec mes maux. Je jetais un caillou au loin, les pensées sombres m’accablaient. Il n’y a pas de place pour moi ici. J’étais non seulement une erreur, mais une erreur dysfonctionnelle.

 

Un bruit soudain mit fin à ma torpeur, un choc contre le métal. Deux hommes se battaient, comme s’ils dansaient serrés l’un contre l’autre. Leurs visages défigurés par la rage. Ils se poussaient l’un l’autre contre les objets autour : voitures, muret, façade. Malgré leur animosité ils se battaient en silence. Leurs vêtements se déchiraient et ils furent bientôt torse nu dans le froid. Je partis discrètement me réfugier dans l’ombre, disparaître m’était aisée. Dans une allée noire je repris mon souffle. L’odeur de poubelles et d’urine m’incommoda. Mes yeux s’adaptèrent au manque de lumière, et j’aperçu un renard faire son marché dans une benne à ordures. Il était grand et fin, il me regarda impérieusement puis reprit sa besogne. Il fera bientôt jour alors je décidais de rentrer.

 

La porte était ouverte alors j’entrais. À l’intérieur je fus pris d’un sentiment intense de nostalgie pour ce qui ne fut jamais. C’est à dire un foyer. Néanmoins je ressentis aussi beaucoup de dégoût et de peur pour un lieu qui m’était hostile. Tout était silencieux, la table était dressée pour le petit déjeuner, il y avait même un drone que mon père réparait à ses heures perdues. Il adorait les gadgets de toutes sortes. Je montais à l’étage, je l’entendais ronfler malgré la porte fermée. Je pris la direction de ma chambre. Elle était froide, sans odeur, immaculée, sans vie. Je pris des affaires de rechange, et marcha vers la salle de bain. J’enlevais mes vêtements et me mit sous la douche. La chaleur de l’eau attendrit mes muscles. “Si j’avais su je me serais faite avortée.” Avait-elle dit, sans même la regarder, avant de sortir pour la nuit. Je me mis à pleurer doucement, sans sangloter. L’eau du jet de douche emporta toutes mes larmes loin au fond des canalisations.

 

J’entendis un bruit sourd comme quelqu’un qui frappais à la fenêtre. Je l’ouvris, et un tourbillon noir vint s’engouffrer. “Perle, jolie fille !” Je pris un instant pour me remettre de la surprise. “Perle, friandise !” Elle se mit à gratter le meuble sur lequel elle était perchée. “Tu m’as fait peur !” Lui dis-je, “Si tu viens avec moi dans la cuisine on pourra prendre un petit déjeuner.” La pie tourna la tête sur les côtés puis ouvrit grand son bec de joie. Nous descendîmes alors, je lui offrais une tranche de poitrine de porc qu’elle eut du mal à manger. Elle essaya de coincer la viande contre ses pattes, mais elle n’arrêtait pas de lui filer entre les griffes. Elle n’en perdit pourtant pas espoir, et après des jacassements de frustrations réussi finalement à mettre la charcuterie dans son bec. Je me rendis compte que la laisser rentrer n’était peut-être pas l’idée la plus lumineuse. Mais je ne pouvais pas laisser tomber ma seule amie. “Viens Perle, on sort.” Je pris mes affaires et laissa derrière moi la maison, Perle sur l’épaule.

 

Les étudiants étaient déjà en chemin pour l’école et le soleil n’était pas encore levé. Perle n’aimait pas trop quand il y avait du monde alors elle partit. Je n’aimais pas trop non plus l’établissement que je fréquentais. Chacun y était concentré sur les études, et moi j’étais comme invisible. Personne ne venait me saluer, ni même parler de moi. Pas même les professeurs m’adressaient la parole. J’étais exclue, un peu comme un primate enfermé dans une cage que personne ne visitait jamais. Alors je m’assis sur le gazon de la cour en attendant que le temps passait. S’il passait pour suffisamment longtemps serait je oubliée ? Et si la dissociation durait suffisamment longtemps pourrais-je disparaitre ? Je n’étais plus si sûre de vouloir rester. Il n’y avait pas de place pour quelqu’un de déficient et indésirable comme moi. Ce n’était pas que les gens seraient joyeux sans moi, mais y aurait-il une différence ? Jusque-là j’avais cherché à prouver le contraire, comme dans mon rêve. Cette histoire ce n’était pas à propos de moi, mais des personnes qui m’entouraient. Je n’y avais pas de place non plus. J’étais attachée au rocher des attentes de tous, noyer par les symptômes de ma maladie. Il n’y avait aucune issue favorable et je le savais. La lumière devint soudain intense, suffisamment pour ne plus y voir. J’accueillis avec soulagement la désintégration de ma conscience.

 

Le silence fut long mais bref. Il mesurait une distance inconcevable, mais comme il n’y avait rien il passa en un instant. Puis doucement se dissipa. Comme un sommeil qui devenait en partie conscient. Une odeur âcre vint me tirer de cette stase. Il y avait beaucoup d’odeur maintenant, mais il me fut difficile de me réveiller. Une pluie de chocs fit me lever. J’ouvrais les yeux, des briques étaient tombées juste à côté de moi. Je regardais autour de moi, tout était en ruine, des corps dépecés jonchaient les places et les rues. Les larmes me coulaient des yeux. J’entrepris d’avancer plus profondément dans la gorge de débris et de cadavres taillés à vif. N’y avait-il personne d’autre qui ait survécu ? Peu importe la distance à laquelle je marchais, il y avait toujours plus de morts et de destructions. Je finis par fatiguer et m'allonger sur le sol. Le ciel était couvert, légèrement éclairé, je ne savais pas s’il faisait jour ou nuit.

 

Le tic-tac de ma montre me fit reprendre mes sens. Il était 3h du matin. J’entendais la voie rapide au loin, des poids lourds. Rien d’autre. La scène était éclairée par des lampadaires orange contre la somnolence. Je fis un pas puis me dirigea en avant, quelque part. Nul part. Les ruelles larges et étroites s’allongeaient indéfiniment, et je marchais toujours plus comme pour m’échapper. Toujours plus loin. Il ne restait jamais plus d’un écart, et pourtant je n’étais jamais plus proche. Alors je finis par m’arrêter. “Perle ?” Dis-je, mais le silence fut la seule réponse. Un vent frais souffla comme un hurlement à travers les artères de la ville. Restait-il encore quelqu’un pour me retenir de partir ? Mais où étais Perle ? Je me sentais vulnérable de ne pas avoir le contrôle, mais aussi coupable de ressentir un tel désir pour une si chère amie. Dans ma confusion je venais d’apercevoir l’entrée du cimetière. Une petite chapelle de pierre brute se dressait dans la lumière blafarde.

 

La porte en bois faisait trois fois ma taille. Il ne restait plus beaucoup de temps avant que le jour ne se lève. J'emboitais le pas plus profondément à l’intérieur des rangées de croix, de statues d’anges et de stèles. Je lus attentivement les dates de naissance et de décès, les liens de parentés, le visage sur les photos. Il y avait beaucoup de monde, aux ornements ostentatoires ou non. Il ne restait pourtant personne d’autre que moi. “Perle ? Ici !” Fit l’oiseau d’un ton espiègle, perché sur une tombe. “Perle ? Ici !” Répéta-t-elle. J’avançais et devant moi une petite croix en bois marqua un monticule fraîchement rassemblé. L’épitaphe indiquait “Lev, par la présence de tes proches et amies, nous honorons ici ce qui te fut pris dans ta vie.” Il y avait des bouquets de chrysanthèmes en fleurs, ainsi que plusieurs bougies en pots. “Perle, ici !” Fit-elle une dernière fois.

 

Perle bondit et frappa de ses ailes contre les courants d’air et pris son envol. Elle virevolta avec le vent et grimpa au-delà de la cime des arbres et le toit des bâtiments. Je voyais le parc à gauche qui s’étendait paisiblement dans la pénombre, et à droite l’école que je fréquentais au loin. Perle se dirigeait vers le soleil levant, comme un brasier lumineux qui met en flamme la silhouette des immeubles et la canopée des arbres. D’autres pies nous rejoignirent dans ce pèlerinage loin par-delà l’infini horizon, entre la terre et le ciel.


Publié le 09/08/2025 / 6 lectures
Commentaires
Publié le 09/08/2025
Bonjour et bienvenue ! Il y a plusieurs mondes entremêlées, plusieurs réalités pouvant compter sur des portes dérobées permettant de se soustraire au monde. Il y a également le monde des humains et celui des animaux, parmi eux une pie dégourdie dont on connait toute l’intelligence de ces oiseaux. Merci du partage.
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