Un petit tour

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      14h30 – Chamonix : je récupère mon dossard et je dépose mon sac de délestage (un sac mis à disposition dans lequel on peut mettre des affaires propres ou un peu de ravitaillement, acheminé ensuite par l’organisation jusqu’à Courmayeur).

16h00 – Je suis déjà sur la ligne de départ, bien en avance pour le top départ prévu à 17h45. Mais c’est la cohue : énormément de monde, et surtout trop d’accompagnants qui prennent clairement la place des coureurs. Ils mettent du temps à s’écarter, ce qui complique la possibilité de s’asseoir et oblige à patienter debout. Pas idéal avant une telle course: autant éviter une fatigue inutile.

L’attente est longue… Assis, je regarde à droite, à gauche. Vers 17h10/15, présentation des élites et prise de parole des officiels. Ça approche.

17h43 – Conquest of Paradise résonne. Les poils se dressent. Ludovic Collet au micro, l’ambiance monte d’un cran.

17h45 – C’est parti ! La pluie commence à tomber au même moment, comme un signe pour la suite…

17h46 – Je déclenche ma montre en passant sous l’arche que j’espère franchir de nouveau dans l’autre sens « quelques heures » plus tard.

Direction le Col de Voza pour la première difficulté : 14,6 km et 980 m D+. 14 km portés par une foule incroyable, une ambiance folle, des visages souriants, des encouragements sans fin. C’est impensable, cet engouement, cette passion. Il ne faut pas se laisser emporter par cette fête humaine, et de rester concentré car la route est longue.

20h40 – J’arrive à Saint-Gervais, premier ravitaillement au km 23 (1120 m D+). Je me sens bien, j’ai de bonnes jambes, je suis à l’aise et je m’alimente super bien. Je prends du bouillon car il commence déjà à faire froid. La pluie des 15 premiers kilomètres nous a complètement détrempés, la nuit tombe et le corps se refroidit vite. Je décide de repartir rapidement du ravito pour ne pas attraper plus froid.

Me voilà reparti vers Les Contamines, 10 km plus loin, dans la nuit noire et sous la pluie. Sur ce tronçon, je suis pris d’un coup de moins bien. Les jambes répondent encore, mais je commence à avoir des envies de vomir à cause d’une douleur à la cheville (blessure d’il y a quelques mois) qui refait surface. Petit coup au moral : je ralentis, et une pensée me traverse, si la douleur empire, ça va devenir impossible d’avancer.

Mais j’ai du temps, je peux me permettre de lever un peu le pied et de me remobiliser. Et surtout, je sais qu’au ravitaillement suivant je vais retrouver mon assistance. 22h16 – J’arrive aux Contamines. Trempé, agacé par ma cheville, avec des doutes qui émergent sur la suite… Mais ce n’est pas le moment. Je ne suis pas venu pour m’arrêter après seulement 4h30 de course. Je n’ai encore rien vu, rien fait !

Le ravitaillement est un véritable enfer : tout le monde est collé les uns aux autres, chacun grelottant de froid. Je me change tant bien que mal : tee-shirt, chaussettes. Je m’alimente, prends du chaud. J’enfile ma veste, mon k-way, mon legging, mes gants. Et je me prépare à affronter la nuit que l’on nous annonce humide et fraîche… Les mots sont encore trop faibles pour décrire ce qui nous attend.

22h30 – Me voilà reparti en direction des Chapieux, prochain ravitaillement situé 20 km plus loin, avec 1500 m de dénivelé positif à avaler. L’itinéraire passe par La Balme (où, cette année, l’organisation a décidé de ne pas installer de ravitaillement pour des raisons écologiques) puis par le refuge de la Croix du Bonhomme.

Sur le papier, ça paraît abordable. J’ai un peu d’avance sur mon timing, mes jambes répondent à nouveau, et ma cheville… elle , attendra. Pas question de m’arrêter : il faut avancer. Je m’alimente toutes les 45 à 50 minutes, je bois régulièrement, et la route commence à s’élever sous nos pieds. Les encouragements, les trompettes, les cloches et les fumigènes des supporters s’estompent peu à peu. La fête s’éloigne derrière nous, et nous entrons dans une nuit noire et silencieuse. Ne restent que le claquement des bâtons, le martèlement des pas et la pluie qui résonne dans les oreilles. Au loin, très loin, on devine encore le bruit des supporters.

À mesure que les mètres défilent et que la pente s’accentue, la pluie devient plus épaisse, plus lourde. Le froid gagne du terrain et mord mes extrémités. Au col de la Balme, un point d’eau : des bénévoles de l’organisation vérifient que nous portons bien un pantalon imperméable ou une couche supplémentaire. « La neige est bientôt là sur votre chemin », préviennent-ils. Je bois, même sans soif. Avec ce froid omniprésent, il faut se forcer.

Commence alors l’ascension vers le refuge de la Croix du Bonhomme. La pluie se transforme en neige, le vent en lames glaciales. Ça tourbillonne dans tous les sens, la visibilité tombe à quatre mètres. On avance les uns derrière les autres, personne ne prend de risques. Ça glisse, ça pique, ça fige. Je ne sens plus mes doigts, bloqués dans une position que je n’arrive plus à corriger. Impossible de les réchauffer. Le ressenti est de –8 °C.

J’avance. Il faut avancer. Passer ce sommet, coûte que coûte, pour basculer vers Les Chapieux… et peut-être retrouver des températures positives.

2h20 – Enfin le sommet. Tête baissée, il faut entamer la descente et rester concentré , ça glisse et le dénivelé négatif est important. Ce serait vraiment idiot de se blesser maintenant… mais comment éviter les chutes ? C’est une véritable patinoire. Une trentaine de personnes tombent lourdement autour de moi. Je décide de prendre mon temps, de lâcher un peu de mon avance et de ne pas prendre de risques inutiles.

3h30 – J’arrive aux Chapieux. Oui, il m’aura fallu 1h10 pour descendre seulement 5 km : un record de lenteur pour moi, mais il était impossible de faire mieux sur une portion qui, sans neige ni glace, doit être d’ordinaire très roulante.

Les Chapieux : enfin un endroit fermé où il fait « chaud », où l’on peut manger et boire quelque chose de chaud ! Je fais le plein, je mange, je bois. Il me reste assez de gels pour rejoindre Courmayeur — car pendant la montée précédente, avec les mains gelées, impossible de fouiller dans mon sac.

Je retrouve ici des amis derrière les barrières, au milieu de la nuit. Ça fait du bien de leur parler, d’extérioriser un peu l’enfer que l’on vient de vivre et celui qui nous attend dans la prochaine montée. Surtout, ça réchauffe le cœur de voir des visages connus.

Un bénévole contrôle mon matériel obligatoire. Je suis congelé et trempé de la tête aux pieds. Je lui demande de vérifier lui-même, car je n’ouvrirai pas mon sac. Le matériel est ok.

Je décide de repartir vers le col de la Seigne : 11 km et 1100 m de D+. Au ravitaillement, il fait encore 1 à 2 degrés, mais tout le monde sait que là-haut, nous retrouverons le vent, le froid et la neige. Dur pour le moral… mais si demain matin je veux être en Italie, à Courmayeur, il n’y a pas d’autre choix que d’avancer. Pour l’instant, je n’ai perdu ni doigts ni membres : rien ne m’empêchera de continuer.

5h00 – Me voilà dans l’ascension du col de la Seigne. Niveau jambes, je suis en pleine forme : je monte sans lever la tête, je double pas mal de coureurs déjà en détresse, frigorifiés ou épuisés. Mais impossible de s’arrêter ici pour dormir : ce serait l’hypothermie assurée.

La neige réapparaît sur les crêtes, et déjà les premières lueurs de l’aube pointent. Ce lever du jour me donne un regain d’énergie, et même une forme d’émerveillement, enfin, je découvre la majestueuse montagne où je cours depuis le début de la nuit. Le froid, la glace et l’humidité laissent place à une autre émotion : celle d’une nouvelle journée qui commence, et avec elle, l’espoir de la fin de cette météo apocalyptique.

6h29 – Je franchis le col de la Seigne. PUTAIN, c’est fait ! Et putain que c’est beau ! Au loin, j’aperçois le ravitaillement du Lac Combal, accompagné du lever du jour. Un mélange parfait pour attaquer la descente… encore une fois sur une belle piste de patin à glace.

7h17 – Lac Combal. Je suis dans les temps pour mon objectif de 40 h de course (un objectif que je me suis fixé sans en faire une obsession). Je remplis mes gourdes, prends un bouillon, j’essaie de manger un peu, puis je repars. Je sais que dans 12 km et 500 m de D+, je retrouverai mon assistance : l’occasion de me changer et surtout de constater les stigmates que cette nuit a laissés sur mon corps.

Dans l’ascension de l’arête du Mont Favre, un énorme coup de fatigue me tombe dessus. Je décide de prendre deux gels et beaucoup d’eau. Je ne sais pas si c’est une bonne idée… Je souffle fort, j’ai la bouche ouverte en permanence. Je me dis : « Non, je ne dors pas maintenant. Je dormirai plus tard, pas ici. » J’avais pensé à une micro-sieste de dix minutes, mais je veux absolument pousser jusqu’au km 80.

Tête baissée, je m’appuie sur mes bâtons et j’accélère dans la montée. Finalement, je passe bien ce passage. Puis viennent une portion de plat et une belle descente vers Courmayeur. Je ne m’arrête pas au ravitaillement de Checrouit, préférant gagner du temps pour maximiser mon repos à Courmayeur.

10h05 – Arrivée à Courmayeur. Je retrouve mon assistance : c’est un remontant immédiat ! Je me change entièrement, deuxième boost moral.

Ensuite, vérification des pieds. Avec l’humidité et le froid, je sens que quelque chose ne va pas. Effectivement, il est temps de prendre des précautions : bandage de la cheville, nettoyage des ampoules et des crevasses… (je vous épargne les détails). Une fois les pieds remis en état, je m’accorde aussi un nettoyage du visage, un peu de coca, de la Vichy, et un massage rapide des jambes.

Je décide finalement de ne pas dormir ici. Après une bonne pause de 40 minutes, regonflé par la présence des proches, je repars.

Direction le refuge de Bertone : 6 km plus loin, mais avec 1100 m de D+ à grimper. Je suis en forme : j’ai retrouvé mes doigts, des habits secs, des pieds neufs, et j’ai vu mes proches. J’avance. J’essaie de mettre un peu de musique dans mes oreilles, mais au bout de 3–4 morceaux je ne la supporte plus. Je ne sais pas pourquoi. Alors je décide de faire sans, d’écouter la nature, et de parler avec ceux qui m’accompagnent dans cette ascension. Je me sens bien : les jambes ne me font pas mal, je n’ai qu’un léger fond de fatigue. J’essaie de reprendre un peu de temps, et j’avance. La montée se passe bien.

12h30 – Refuge de Bertone. Je suis souriant, en forme. Je mange énormément de pastèque, un café, puis je repars. Je ne m’éternise pas : je veux vite rejoindre Arnouvaz, 12 km plus loin et 400 m de D+. Une portion roulante , la dernière , alors autant en profiter. Le temps est magnifique, la vue aussi. C’est à ce moment-là, au km 90, que je prends conscience : je suis en train de faire l’UTMB, que j’ai tant attendu ! Mon cerveau, gelé durant la nuit, ne l’avait pas encore réalisé.

J’avance bien, à un rythme pas très rapide mais conforme à ma stratégie : en garder sous le pied, au cas où. Mais au refuge Bonatti, 14h05, coup de massue. Je m’écroule de fatigue, d’un seul coup, sur le côté. Gants encore fixés aux bâtons, je prends mon téléphone, colle l’oreille dessus et programme deux alarmes : une à 5 minutes, une à 7, pour éviter de partir dans une sieste « version dimanche après-midi chez papi et mamie ». 6 minutes de sommeil profond plus tard, je me relève comme si j’avais dormi 8 heures. Je comprends alors mon erreur : ne pas avoir dormi un peu en fin de nuit, ni sur les matelas à Courmayeur.

Maintenant, il faut avancer. Je m’obstine à croire que la barrière horaire est proche alors que pas du tout , sans doute par manque de lucidité. J’enchaîne les 5 km roulants jusqu’au ravitaillement d’Arnouvaz, en discutant avec des gars, de foot ca m’occupe l’esprit. On sait tous que ce petit calme annonce une énorme tempête : le Grand Col Ferret.

15h30 – Arnouvaz. Je décide de m’asseoir 15 minutes. Je prends le temps de manger lentement, de beaucoup boire, et de goûter à tout , même ce que je n’aime pas, quitte à risquer de vomir. Mais il faut remplir le réservoir. Comme à chaque fois, je prends un bouillon, que je sirote sur les 500 mètres après le ravitaillement, jusqu’au pied du géant qui se dresse devant nous : le Grand Col Ferret, porte entre l’Italie et la Suisse. 5 km, 750 m de D+.

Il fait chaud au début de l’ascension. Je monte bien, je n’ai pas de douleurs. Quelques coups de fatigue me traversent, des petits « flashs » qui me rappellent que j’en suis à 23 heures d’effort, avec seulement 5 minutes de sommeil. Mais je refuse de m’arrêter. Je veux atteindre le sommet, car je sais que les 10 km de descente derrière seront à double tranchant.

17h18 – Sommet du Grand Col Ferret. Je prends le temps de regarder autour de moi : c’est magnifique. Les mots sont trop faibles pour décrire ce décor. Une peinture.

J’ouvre ma veste, respire un grand coup et me lance dans la descente vers la FOULY Je range mes bâtons, adopte un petit rythme de course. Les jambes répondent parfaitement, aucune douleur. Mais le sommeil, lui, frappe à la porte et s’installe lourdement dans mon corps. Commence alors un long calvaire : une lutte permanente contre l’endormissement.

18h00 – C’est dur. Je veux absolument arriver à La Fouly avant la nuit et y dormir 15 minutes. Alors j’avance, mais mes yeux se ferment. C’est une sensation que je connais peu, sauf peut-être en sortie de boîte… mais là, clairement, l’effet est tout autre.

Je prends mon téléphone et écris à mon assistance pour leur dire que la fatigue s’est emparée de moi, ++, et que c’est dur d’avancer. Je refuse de dormir sur le bord du chemin : je veux atteindre le ravitaillement. J’y arriverai finalement 1h25 plus tard.

19h25 – La Fouly. Je m’empiffre de sandwichs en me disant que c’est le seul moyen de lutter contre la fatigue. J’avais promis à mon assistance de faire une pause et une sieste ici, avant de les retrouver au km 128 (14 km et 600 m de D+ plus loin). Mais mon manque de lucidité en décide autrement. Pour moi, je n’avais plus le temps d’attendre (alors qu’en réalité j’avais largement le temps). Mon esprit était fermé à toute information : un seul objectif en tête → atteindre Champex-Lac et dormir là-bas.

Je repars donc, un peu moins fatigué, déterminé à faire ces 14 km rapidement et à me reposer ensuite. Je maintiens un rythme soutenu, en traversant les villages et les beaux chalets suisses à la tombée de la nuit. Je retrouve un coureur avec qui j’avais parlé la veille sous la neige, jusqu’au pied de la montée vers Champex.

C’est une côte pas très technique mais assez raide. Je décide de l’attaquer comme si c’était la dernière ascension, le plus vite possible. Et je la passe bien. Mais ce choix, encore une fois guidé par un manque de lucidité, me coûtera cher plus tard. 

22h45 – Arrivée à Champex-Lac. Il y a du monde, je ne vois pas mon assistance. Ils ne m’attendaient pas si tôt, surtout après mon message disant que je dormirais à La Fouly. Finalement, je les retrouve dans la zone assistance. Bruit, agitation, lits partout. Je décide de manger des pâtes pour me nourrir, puis je profite d’un massage des cuisses et des mollets qui ont bien souffert après ma portion où j’ai accélérée. Je m’allonge sur un banc, ferme les yeux pendant le massage et tente un petit somme de 5 minutes… impossible de trouver le sommeil.

On me propose d’aller sur les matelas, mais je refuse. Je n’ai qu’une phrase en tête : « Je n’ai pas le temps, il faut repartir.» Je me sens bien… enfin, en réalité pas vraiment, mais je me refuse à me l’avouer. Alors je me rhabille et repars, accompagné sur les 200 premiers mètres par mes proches.

Je retrouve un rythme de course sur ce faux plat, puis je me greffe à un groupe de trois coureurs pour 2–3 km, jusqu’au pied de la nouvelle ascension. Et là… calvaire. Je lutte contre une envie de dormir énorme, persuadé que je n’ai pas le temps. À mi-ascension, une douleur violente apparaît à la hanche droite. Très intense. Ironie du sort : cette douleur me maintient éveillé. J’arrive à boire, mais plus rien ne passe côté alimentation. Rien ne me fait envie, et pour la première fois de la course, je n’arrive pas à me forcer. Mais j’avance. Mon objectif : terminer l’ascension, descendre vers Trient et retrouver mes proches.

3h38 – La Giète. Fin de cette montée ultra-difficile et technique. La descente qui suit ne m’emballe pas davantage : la douleur à la hanche est omniprésente, et je ne sais pas comment plier la jambe pour avancer. Avant d’attaquer, je me force à avaler un gel qui passe tant bien que mal, puis je me lance dans une lutte : moi contre ma hanche, jusqu’à Trient. 5h05 – Trient. Je suis vidé. Mon genou a compensé ma douleur à la hanche et commence lui aussi à me faire souffrir. La hanche, elle, est une véritable plaie. Aucune médication, je n’attends qu’une chose : que la douleur passe. « Ça passera une fois la ligne franchie ».

Je retrouve mes proches. Mais tout m’agace : le bruit, le speaker, les voix fortes. Je ne suis plus moi-même. On me conseille d’aller dormir sur des matelas dans une salle calme. Je refuse encore. Après 35 h de course et seulement 5 minutes de sommeil, je ne suis plus lucide. Mes proches me rassurent comme ils peuvent. Je ferme les yeux 4 minutes, mais rien n’y fait : trop peur de perdre du temps. Alors je repars, direction les Tseppes : 4 km, 700 m de D+, avec une fatigue monstrueuse et des douleurs genou-hanche. Je me dis que cette montée décidera de mon UTMB : finisher ou abandon.

Je commence à me parler fort, seul, en pleine forêt. Je me crie dessus : « Combien de personnes aimeraient être à ta place ?! Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour tous ceux qui t’accompagnent. » Je me traite de clown, de ridicule face à la montagne. Alors je serre mes poignets sur mes bâtons, desserre mes chaussures, et j’avale ce col le plus rapidement et sérieusement possible. Pendant une heure, je me répète que je ne vaux rien si je ne termine pas cette course.

7h21 – Les Tseppes. Je suis en haut. Soulagement. Première victoire. Rassuré. Je ne sais pas quelle force m’a porté jusqu’ici, mais je suis convaincu qu’elle vient de toutes les personnes qui m’ont soutenu. J’ai puisé dans leurs pensées, leur énergie, leur confiance. Et ça m’a porté. Maintenant, il fallait descendre jusqu’au dernier ravitaillement avec assistance. La descente est longue et technique, chaque pas exige concentration et prudence. La fatigue se fait encore sentir, la hanche et le genou tirent, mais je continue à avancer, pas à pas, en me concentrant sur l’objectif : atteindre ce dernier point de soutien et profiter de mes proches pour reprendre des forces avant la dernière portion de course.

Les 1000m de dénivelé négatifs sont un véritable casse pâtes mais je reste concentré.

Je reste concentré jusqu’à Vallorcines. Et là, une pensée me traverse : Putain, comment je pourrais rater ça ? Comment pourrais-je passer à côté de ce moment ? La fatigue et l’envie de dormir sont au fond de moi, mais je continue à avancer, obstiné, porté par la conscience que je suis si proche de l’arrivée.

Je sais qu’après ce ravitaillement m’attend un classique : l’un des points les plus durs du parcours, avec le cumul de la fatigue et la chaleur qui commence à se faire sentir. Je reste concentré. Je refuse de me dire dans ma tête que je vais le finir, car je m’obstine à me rappeler qu’il peut m’arriver quelque chose à tout moment.

Je décide de prendre les devants : j’envoie un message vocal à mon assistance pour préparer un café, quelques gels, en précisant que je ne m’arrêterai que très rapidement. Je ne veux pas m’asseoir, je veux repartir vite, sans perdre une minute. Mon objectif : me charger et repartir, défier cette dernière ascension, La Flégère. C’est le seul point du parcours que je connaissais, et je savais que ce n’était pas une partie de plaisir . Tant que la ligne n’est pas franchie, tout peut arriver.

Me voilà reparti avec le sourir tête baissé j’essaie de garder mon rythme, de rester calme et de faire face à la fatigue, pas à pas, jusqu’au sommet.

Une longue portion de faux plat montant nous mène jusqu’au pied de cette dernière putain de difficulté. Je veux en finir. J’en ai marre.

Dès le début de la montée, je sais que ça va être dur. Très dur. Très, très dur.

La fatigue s’empare totalement de mon corps j’ai pas de mot pour définir le mal dans le quel je suis à cause du peu de sommeil du fait d’être obstiné d’avancer. L’obsession de cette barrière horaire me hante, même si beaucoup de personnes me rassurent en me disant d’avancer, de ne pas regarder derrière, que je suis « large ». Mais je n’y arrive pas. La fatigue prend complètement le dessus sur le peu de conscience et de logique qu’il me reste. Je décide alors de ne regarder que mes pieds et mes bâtons, et de compter : 1, 2, 3… et de répéter ça en avançant.

Je me dis que je n’arriverai jamais à La Flégère. Que ce n’est pas dans la montagne mais de l’autre côté du monde. La chaleur n’aide en rien. Je n’ai plus d’eau, je suis assoiffé. Je vois une rivière et je me dis : soit je bois, je tombe malade et je ne termine pas ; soit je ne bois pas et je ne termine pas à cause du manque d’eau. Je remplis ma casquette d’eau, je m’asperge le visage dans l’espoir de retrouver un peu d’esprit. Finalement, je bois presque un litre de cette eau , très bonne sur le moment.

Je reprends mes bâtons, respire un grand coup et repars, tête baissée. Trois cents mètres plus loin, j’aperçois des éléphants sculptés dans le bois, taillés à même le tronc, leurs trompes semblant se balancer au gré du vent. Puis je croise Ludovic Pommeret (traileur élite, 6ᵉ de cette édition), une première fois… puis une deuxième, une troisième, une quatrième, une cinquième. Jusqu’à ce que je revienne à moi: ce n’étaient que de simples hallucinations. Ni Ludovic Pommeret, ni éléphants. J’avance encore. Dix minutes passent. J’entends enfin les encouragements, les cloches, la foule. Synonyme de ravitaillement proche. Synonyme d’arrivée. Enfin, La Flégère !

13h34. La Flégère. Enfin ! Le sourire revient. Je me détends un peu. Je prends le temps de boire, d’avaler un café, de manger trois ou quatre morceaux de pastèque. Les bénévoles m’arrosent avec un jet, il fait une chaleur écrasante. Mais à l’intérieur, les moteurs chauffent encore, alourdis par les heures et les efforts accumulés.

Je suis partagé : m’asseoir comme beaucoup de concurrents, ou repartir pour en finir avec ces 7 derniers kilomètres ? Je demande à un bénévole combien de temps il me reste pour descendre.  "Tu as trois bonnes heures. Tu es large. C’est fini. C’est la descente. À toi la ligne d’arrivé". Alors je décide de repartir, sans rester plus longtemps. En descendant, je commence des calculs interminables. Trois heures pour 7 km… Et si je m’endors ? Et si je m’arrête trop longtemps ? Combien de kilomètres à l’allure tortue pour finir ? Et si je force en mode lièvre ?

Finalement, je choisis la prudence : ne pas tomber, ne pas me blesser, surtout ne pas m’arrêter ici. Je range mes bâtons et attaque doucement la descente, pas très technique. J’ai le temps. C’est sûr. Mais la fatigue est telle que j’ai l’impression de flotter à côté de mon propre corps, de me regarder avancer sans y être vraiment.

Au fil du chemin, des encouragements fusent. Tu l’as fait ! Dans toutes les langues, . Plus que 4 km. Et les cris changent : " Putain, profites, tu l’as fait ! ", "Bravo, c’est fabuleux !" ,"Mathieu, finisher !" " Incroyable !" …

Mais moi, je ne peux pas. Je n’arrive pas à ressentir ce que je devrais. Depuis des mois, j’ai rêvé de cette ligne, et là… je suis triste. Écrasé par la fatigue, absent. Je me répète : Tu ne vas pas kiffer. Tu ne vas pas profiter.

J’arrive à la fameuse passerelle métallique. Celle que j’ai vue tant de fois à la télé, dans les vidéos de finishers. Celle où je me disais : Le jour où j’y mettrai le pied, qu’est-ce que je ressentirai ? Et là… rien. Muet. Indolore. Incolore. Juste le vide. Je suis déçu de moi, de ne pas savourer, de ne pas prendre le temps. Pourtant, autour, c’est la folie : une foule plus bruyante qu’au départ, des milliers de gens, des proches, des inconnus, tous là pour encourager, applaudir, féliciter..

Et puis, un petit caillou!!! Je décide d’enlever ma chaussure, juste pour le retirer. Instant de bonheur absolu ! Je me dis que je ne vais jamais réussir à la remettre. Alors je demande à une personne de l’UTMB si finir pieds nus est éliminatoire. "Non, aucun problème". Alors j’enlève l’autre. J’attache mes chaussures à mes bâtons. Elles traverseront Chamonix plus haut que moi, comme un symbole. Elles ont été mes alliées pour boucler ces 176 km, ces 9800 m de D+, ces 3 pays, les -8 degrés dans la neige, la pluie, la boue, et les +30 degrés sous le soleil. Des milliers d’encouragements. Des milliers d’instants.

J’avance. À 500 m de l’arrivée, je vois mes proches. Je tape dans des centaines de mains. Les gens sont en liesse, c’est indescriptible, si fort, si puissant. Je décide de ne pas courir. J’ai le temps. La barrière horaire, ce monstre, n’existe plus. Je veux profiter.

Des téléphones filment mes chaussures perchées sur mes bâtons. Je suis fier qu’elles aient leur moment de gloire. La route s’élargit, la foule s’intensifie, et puis… il n’y a plus que moi sur le tapis menant à l’arche. Des Centaines de personnes qui frappent, qui crient, qui applaudissent. C’est trop grand pour moi. Est-ce que j’ai mérité ça ? Je ne sais pas. Mais c’est puissant.

Les 100 derniers mètres l’arche en face . Je vois mes proches, émus, fiers.

Je suis tellement content de les voir si heureux grâce à mon effort sportif. Fier aussi, parce que je sais qu’ils le méritent. Ils m’ont accompagné, soutenu et aidé tout au long du parcours. Sans eux, rien n’aurait été possible.

Je tape dans leurs mains. Je passe la ligne. Ils me prennent dans leurs bras. C’est fini. Ça y est. Enfin. Mais au fond, c’est déjà fini ? Tout s’arrête, brutalement. Après tant de force, tant d’intensité… le silence revient.

C’est fini. Je suis finisher de l’UTMB 2025.

Je vais dormir.

1, 2, 3 jours passent… Ai-je vraiment couru cette course ? 4, 5 jours plus tard, je ne réalise toujours pas.

Puis, au bout de 6, 7 jours, le contre-coup arrive. La fatigue s’installe, je réalise peu à peu ce que j’ai accompli. Le corps est fragile, il a encaissé des mois d’entraînements, des heures d’efforts. Il réclame du repos.

 

Mais une seule question me hante déjà : « C’est quand, la prochaine ? »


Publié le 03/12/2025 / 16 lectures
Commentaires
Publié le 03/12/2025
Je trouve qu’il y a plus court comme « petit tour »… Bonsoir et bienvenue sur le peuple des mots Mathieu et merci pour ce texte rythmé et ce qui est incroyable absolument pas ennuyeux malgré la répétition des étapes. Tout d’abord parce que c’est écrit comme si nous prenions part à une caméra embarquée et l’on partage chaque foulée, chaque difficulté et plus l’exploit se déroule plus l’on a qu’une seule envie : partager cette ligne d’arrivée. Chaque étape est marquée d’une heure, d’un lieu, d’un état, de choix, de spontanéité aussi. La structure des phrases est tout e autant efficace, souvent courtes calées sur des virgules qui sont comme des foulées, nous permettant d’emboîter le pas. Ce qui est marquant, c’est qu’il n’y a pas de doute, juste une détermination. L’enjeu et la renommée de l’évènement sont des garanties suffisantes pour ne pas laisser le moral saboter ce rendez-vous unique. Il n’y a guère que la blessure que l’on craint, et cette cheville qui ne tienne pas sur la durée. Bravo pour l’exploit et bravo pour les mots qui les immortalisent. Merci pour ce très beau partage.
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