Vieille amitié

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                      Les vieilles amitiés 

 

 

 

 

    Un dimanche ressemble toujours à un dimanche. Ceux de la froidure sont les plus mélancoliques.

 

    Entre les parenthèses de ces journées d'hiver, des travailleurs s'ennuient sous prétexte de repos, des mères rapiècent des pantalons d'enfants et des malades reçoivent la visite d'amis.

 

    L'homme qui entre dans la chambre est âgé. Il claudique légèrement et ses yeux plissés semblent meurtris par la lumière crue des néons. Il se traine doucement vers la seule  chaise de la pièce.

 

    Une vieille femme, assise sur un lit, lui souhaite une aride bienvenue.

 

    "T'es en retard"

 

     L'homme ne répond pas, trop absorbé par l'installation de son vieux corps sur une chaise adjacente au lit. 

 

    Un instant il se demande si les craquements sont le fait de ses os ou de la chaise en bois. Il glisse un peu, cherche un illusoire confort, s'immobilise.

 

    Il expire, comme un ballon qui dégonfle. 

 

    Après deux minutes d'un silence épais, il regarde la femme à travers ses lunettes sales:

 

    "Comment ça va?"

 

    La voix est fragile, entre le grognement et le toussotement. 

 

    Le vieillard connait cette femme depuis 63 ans. De trois ans son ainé, il avait autrefois rassuré, dans la cour d'une école de campagne, cette jeune fille rousse, qui débutait sa carrière scolaire dans les pleurs et l'angoisse. 

 

    Fière, orgueilleuse, elle lui a tiré la langue. Comme s’il l’avait insulté. Le cœur pourtant immensément flatté qu'un grand de troisième année s'occupe d'elle. 

 

    Sept décennies plus tard, leurs rapports sont du même acabit. La colérique et le rêveur. Deux pièces de casse-tête complémentaires.

 

    Les contraires ont les plus longs destins communs.  

 

     "T'es en retard".

 

     "Tu me l'as déjà dit".

 

    "Je t'attends depuis midi"

 

    "Y'a pas beaucoup d'autobus le dimanche"

 

     Autre grognement. Autre silence. C'est l'âge où les conversations sont courtes, l’énergie calculée. 

 

    La mémoire tisse le fil du raisonnement plus lentement. C'est un effort d'élaborer.

 

    La femme déplie son corps mou. De sa canne elle montre la salle de bain. S'y rend péniblement. Et s'y engouffre, à la fois lente et impatiente.

 

    Un bruit de chasse d'eau, une poignée récalcitrante et elle reparaît. Elle entame le trottinement du retour au lit, avec l'équilibre précaire de ceux qui écrasent du raisin. 

 

    Elle fige. Le visage s’amollit, s’allonge. 

 

    La lèvre inférieure se détache de sa sœur. Le bras qui s'appuie sur la canne tremble.

 

    "ALFRED!"

 

    L'homme sort de derrière les longs rideaux, où il s'était installé pour regarder la neige flotter. 

 

    Il lui sourit. Elle reprend des couleurs. 

 

    Les deux escargots humains retournent vers le lit. 

 

    Ils s’y assoient, côte-à-côte, comme deux feuilles qui tombent. 

 

    Ils se toisent. Il lui sourit. Dépose sa main sur la sienne. Deux vieilles peaux veinées, sèches. Comme deux parchemins déposés l’un sur l’autre. 

 

    Il aimerait lui dire… 

 

    Toute la chaleur du cœur bouillonne dans ses yeux. Elle tente, mais en est incapable, de retenir un sourire. 

 

  

 

    Le silence, grand complice des vieux, s'installe.

 

    Alfred regarde son amie avec tendresse, elle fixe le bout de sa canne. Les minutes passent, douces. 

 

    Ils se rejoignent par souvenirs respectifs.

 

     Dans le corridor, l'animation tasse lentement le calme. Au bout du couloir, les préposés distribuent les premiers repas. 

 

    C’est leur signal convenu. 

 

    Le vieil homme se râcle la gorge.

 

    "Bon… j'vas y aller moé lâ"

 

    Elle vrille sur lui des yeux tristes et lourds. Il se lève en torsade, gracieux comme une crampe. 

 

    Courbé, mais habité d'une puérile fierté de ne pas avoir besoin de canne, lui. Il se retourne pour saluer sa complice.

 

    "J'vas revenir dimanche prochain".

 

     Il sourit. 

 

    De la tendresse, car c’est possible, part de ce dentier. 

 

    Il s'éloigne doucement, sans faire de vent.

 

    Derrière, une voix frêle croasse:

 

    "Arrive pas en retard !"             


Publié le 17/12/2025 / 1 lecture
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