Toujours dans la dynamique de découverte des auteurs contemporains, je me suis rué sur » L’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera, mort il y a deux ans.
Tout d’abord parce que la puissance du titre de l’ouvrage invite à la curiosité et que je n’avais jamais lu encore d’auteurs tchèques. Et je ne suis pas déçu puisque l’ouvrage relate également une période difficile du pays, puisque nous nous immergeons au moment du Printemps de Prague en 1968, qui laisse place à l’invasion russe.
L’occasion de se remémorer que l’impérialisme russe en Europe est un éternel recommencement :
« Tous les crimes passés de l’Empire russe ont été perpétrés à l’abri d’une pénombre discrète. La déportation de centaines de milliers de Lituaniens, l’assassinat de centaines de milliers de Polonais, la liquidation des Tatars de Crimée, tout cela est resté dans la mémoire sans preuves photographiques, donc comme une chose indémontrable que l’on fera tôt ou tard passer pour une mystification. Au contraire, l’invasion de la Tchécoslovaquie, en 1968, a été photographiée, filmée et déposée dans les archives du monde entier. »
Dont Milan Kundera nous dit « L’invasion russe, répétons-le, n’a pas été seulement une tragédie ; ce fut aussi une fête de la haine dont personne ne comprendra jamais l’étrange euphorie. ».
S’il y a ce contexte, le cœur du livre est humain et repose sur 4 personnages et deux couples (et plus puisqu’affinités) que sont Tomas et Tereza, Sabina et Franz.
Des trajectoires chaotiques, faites de fuites et de renoncements, dont le bonheur semble à chaque fois se dérober et conspirer contre leurs protagonistes, peut-être très largement inspiré du contexte politique du moment.
Tomas est un insatiable amant qui ne peut se priver de démultiplier les conquêtes sexuelles (en recherche constante du millionième de dissemblance) au grand dam de Teresa qui aspire à l’amour pur et exclusif. Sabina une artiste-peintre a pour amant Franz engagé politiquement, mais aussi Tomas dans une relation suivie, dont Teresa fera d’ailleurs la rencontre. Des sentiments perpétuellement contrariés, dont « les amours sont comme les empires : que disparaisse l’idée sur laquelle ils sont bâtis, ils périssent avec elle ».
Et c’est leur fragilité de tous les instants, et de cette quête pas simple du tout de définir ce qu’est l’insoutenable légèreté de l’être, qui nous émeut de bout en bout. Ces humains faits de chaires et de névroses le sont aussi de plume, celle de Milan Kundera qui avec beaucoup de sensibilité nous livre :
« Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées. C’est ce qui fait que je les aime tous et que tous m’effraient pareillement. Ils ont, les uns et les autres, franchi une frontière que je n’ai fait que contourner. C’est cette frontière franchie (la frontière au-delà de laquelle finit mon moi) qui m’attire. Et c’est de l’autre côté seulement que commence le mystère qu’interroge le roman. Le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde. »
Ce qui bouscule c’est aussi la narration de trahisons de tous les instants sur une époque où l’absolu contrôle communiste pousse à une paranoïa de tous les instants : chaque personne semble être déguisée ou se prêter à un double jeu. Une emprise politique de tous les instants et même après la mort comme l’écrit avec beaucoup d’esprit Milan Kundera :
« C’est comme ça que le poète Frantisek Hrubine est mort, en fuyant l’amour du Parti. Le ministre de la Culture, auquel il avait de toutes ses forces tenté d’échapper, le rattrapa dans son cercueil. Il prononça sur la tombe un discours sur l’amour du poète pour l’Union soviétique. Peut-être avait-il proféré cette énormité pour réveiller le poète. Mais le monde était si laid que personne ne voulait ressusciter d’entre les morts. »
Cette emprise qui a découlé d’une genèse que nul n’avait vu arriver (et encore moins interpréter) selon l’auteur, qui tenait à rappeler que l’enfer est bien l’autre face du paradis d’une même pièce. Que les plus fervents et sincères espoirs peuvent s’avérer mortifères :
« Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. »
Le livre réparti en sept parties agrémentées de très cours chapitres permettent de dévorer le livre qui recèle de nombreux récits épiques et satiriques comme cette marche cambodgienne ou encore le sourire de Karénine, le chien de Tomas et Tereza qui met à nu le déni ou encore le Kitsch dont le phénomène est disséqué sur de nombreuses pages : « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable. »
Légèreté et pesanteur vous tendent les bras, et il me semble que cela vaille le coup d’explorer la tortuosité des âmes et de l’Histoire sous la plume de Milan Kundera.