On entre dans Lorenzaccio d’Alfred de Musset par une porte étroite et complexe : Florence des Médicis, ses clans, ses intrigues, une foule de personnages bien trop nombreux à mon goût et qui auraient pu me faire abandonner la lecture (si on ne me l’avait pas chaudement recommandée). Et au final je ne suis pas déçu. Comme quoi il faut toujours donner la chance aux livres de pouvoir vous convaincre.
Dans cette pièce de théâtre en 5 actes Alfred de Musset y démonte une illusion tenace : on ne purifie pas une cité malade en supprimant l’homme au sommet.
Au-delà des intrigues, la véritable héroïne, c’est Florence (une ville magnifique que j’ai eu la chance de visiter à plusieurs reprises). Chacun l’érige en cause absolue, en amante, en mère. La ville concentre les espérances et la fièvre ; elle justifie les compromissions comme les vertiges. Tebaldeo résume ce paradoxe en une formule inoubliable :
« L’art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui la porte. »
La beauté pousse sur le sang et la boue. Cette Florence-mère aimante et gangrenée explique tout : quand les citoyens se replient, l’Histoire se fait sans eux, et le courage individuel se dissout dans l’air vicié de la ville.
Lorenzo se fabrique une réputation de cynisme, de débauche, de lâcheté — un rôle répugnant mais utile puisque cela lui permet d’approcher Alexandre de Médicis sans éveiller de soupçons. Il s’y perd et sa confession glace : « J’étais pur comme un lis (…) Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre ; qu’importe ? » Cette phrase comme un renoncement. La fin justifie les moyens mais ce “moyen” l’a rongé jusqu’à l’âme. Lorenzaccio, c’est Lorenzo perverti par sa propre stratégie : un antihéros lucide, détestable par ses actes et son cynisme, troublant par sa conscience de l’irréparable.
Alfred de Musset l’oppose aux florentins qui rêvent d’un sursaut républicain sans vouloir pour autant s’y risquer. Lorenzo, lui, accepte de porter le crime sensé libérer la cité, mais il ne va faire que se consumer.
Et derrière Lorenzaccio c’est aussi toute la corruption de celles et ceux (dans l’exemple suivant celui de Philippe s’adressant à Lorenzaccio) qui sont prêts à pactiser jusqu’avec le diable pour disposer de ses méfaits :
« Le rôle que tu joues est un rôle de boue et de lèpre, tel que l’enfant prodigue ne l’aurait pas joué dans un jour de démence ; et cependant je t’ai reçu. Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t’ai appelé du nom sacré d’ami, je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t’aimer ; j’ai laissé l’ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace hideuse du contact de la tienne. Sois honnête, car je l’ai été ; agis, car tu es jeune, et je suis vieux. »
Je pourrais ajouter de très nombreux passages pour tenter de mieux cerner Lorenzaccio mais le mieux et de lire par vous-même tout l’acte 3 qui est vertigineux.
Lorenzo veut donc “prendre corps à corps la tyrannie vivante” et il y parvient. Le tyran tombe, assassiné de ses propres mains. Et pour autant… rien ne change. La ville, sans élan ni unité, laisse la possibilité de changer de pouvoir se refermer. Un autre Médicis s’impose. Le meurtre n’est qu’un soubresaut dans un organisme qui refuse la guérison. La lucidité de Lorenzo avant qu’il ne passe à l’acte semblait présager cette inertie :
« Je ne les méprise point ; je les connais. Je suis très persuadé qu’il y en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre d’indifférents. ».
Le mal n’est pas seulement au palais, il est dans la tiédeur du corps civique. Jusqu’à sa fin, tout dit l’impuissance et la lâcheté : Lorenzo meurt d’un coup assené par derrière. Le rideau tombe sur une cité intacte dans sa corruption.
Le masque, la duplicité, la compromission systémique : ces motifs résonnent aujourd’hui, où l’on rêve souvent d’un geste pur qui abolirait d’un coup l’impureté du monde. Lorenzaccio répond : le geste sans la réforme, c’est du théâtre, peut-être bien celui de cette pièce — et le théâtre, ici, se joue contre celui qui le joue.
Tuer n’est pas gouverner ; changer un homme ne change pas une cité.
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