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Si c’est un homme

De Primo Lévi

Chroniqué par Léo
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« Si c’est un homme » de Primo Lévi, est un livre choc nécessaire pour comprendre que l’humain n’est pas et ne sera plus jamais à l’abri de crimes contre l’humanité. Certains écrivains écrivent naturellement et il en naît d’autres par la force des choses, pour raconter le pire afin de ne pas laisser le vide et l’oubli s’instaurer.

C’est le 13 décembre 1943, que Primo Lévi fut prisonnier par la milice fasciste et qu’il rejoignait le camp de concentration d’Auschwitz, jusque la libération.

Deux années qui valent des décennies pour un témoignage indispensable, plein de détails que seuls ceux qui ont pu connaître un tel enfer peuvent nous raconter. Comme ce court extrait sur la soif :

« Le léger bruissement de l’eau dans les radiateurs nous rend fous : nous n’avons rien bu depuis quatre jours. »

Et cette nouvelle terrible constatation qui ne pourrait pas venir à l’esprit sans avoir été confronté au pire :

« Ce sont justement les privations, les coups, le froid, la soif qui nous ont empêchés de sombrer dans un désespoir sans fond, pendant et après le voyage. »

Un récit qui prend aux tripes ou chaque jour semble être le dernier et chaque au revoir un adieu :

« Nous nous dîmes alors, en cette heure décisive, des choses qui ne se disent pas entre vivants. Nous nous dîmes adieu, et ce fut bref : chacun prit congé de la vie en prenant congé de l’autre. Nous n’avions plus peur. »

Conscients d’être condamnés à mort par défaut, tout n’est qu’une histoire de temps :

« Nous avons voyagé jusqu’ici dans les wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant ; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours monotone de la bête au travail, morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. »

Primo Lévi nous transmet un voyage sur le fil de la mort et dans l’exploration de l’âme humaine ; confronté à l’obscurité la plus dense pour éclairer des pans de la nature humaine :

« Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s’additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp.

Voilà pourquoi on entend dire si souvent dans la vie courante que l’homme est perpétuellement insatisfait : en réalité, bien plus que l’incapacité de l’homme à atteindre à la sérénité absolue, cette opinion révèle combien nous connaissons mal la nature complexe de l’état de malheur, et combien nous nous trompons en donnant à des causes multiples et hiérarchiquement subordonnées le nom unique de la cause principale ; jusqu’au moment où, celle-ci venant à disparaître, nous découvrons avec une douloureuse surprise que derrière elle il y en a une autre, et même toute une série d’autres. »

Se comprendre et tenter de le faire pour ceux dont les actes sont incompréhensibles, qui revêtent l’habit du bourreau dans les pires conditions :

« il se trouvera toujours quelqu’un pour accepter. Cet individu échappera à la loi commune et deviendra intouchable ; il sera donc d’autant plus haïssable et haï que son pouvoir gagnera en importance. Qu’on lui confie le commandement d’une poignée de malheureux, avec droit de vie et de mort sur eux, et aussitôt il se montrera cruel et tyrannique, parce qu’il comprendra que s’il ne l’était pas assez, on n’aurait pas de mal à trouver quelqu’un pour le remplacer. Il arrivera en outre que, ne pouvant assouvir contre les oppresseurs la haine qu’il a accumulée, il s’en libérera de façon irrationnelle sur les opprimés, et ne s’estimera satisfait que lorsqu’il aura fait payer à ses subordonnés l’affront infligé par ses supérieurs. »

L’enfer concentrationnaire où à force d’être considéré comme des bêtes, l’on finit par juger les autres comme tels. Comme ce portrait d’Elias Lindzin dépeint sans concession par Primo Lévi : « l’autonomie d’un petit animal », « tête de bélier », « impression de vigueur bestiale émanant de toute sa personne », « il témoigne en cela de la ruse instinctive des animaux sauvages ».

Un univers de mort permanente qui nécessite pour survivre d’apprendre à maîtriser chaque nuance de la psyché humaine, à commencer par les geôliers qui disposent du pouvoir de vie ou de mort :

« Henri a découvert que la pitié, étant un sentiment primaire et irraisonné, ne pouvait mieux prospérer, à condition d’être habilement instillée, que dans les âmes frustes des brutes qui nous commandent, de ceux-là mêmes qui n’hésitent pas à nous frapper sauvagement sans raison, et à nous piétiner une fois à terre ; il n’a pas manqué de remarquer l’importance pratique d’une telle découverte, et c’est sur elle qu’il a fondé son industrie personnelle. »

Rappelant que dans ce théâtre de l’horreur, les rôles sont distribués à monsieur tout le monde dont Primo Levi nous expliquera en appendices que personne n’y étant préparé (comment pouvait-on l’être ?), tout le monde est faillible, que ce soit pour infliger le malheur ou la souffrance, mais aussi pour s’en défendre et se rebeller. Une mécanique funeste qui malheureusement se reconduit souvent dans l’Histoire :

« Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bourreaux-nés, ce n’étaient pas — sauf rares exceptions — des monstres, c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, »

Mais que peut t-il bien rester pour tenter de se construire puis se reconstruire après pareille tragédie ? Primo Lévi a pris conscience de l’importance du savoir pour faire qu’à l’avenir cela ne se reproduise pas, et comme toujours les mots, qui s’activent pour contribuer au travail de mémoire indispensable pour se prémunir du pire à l’avenir :

« J’hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu’il m’arrive aujourd’hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible. Au contraire : à ma brève et tragique expérience de déporté s’est superposée celle d’écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif ; au total, ce passé m’a intérieurement enrichi et affermi. Une de mes amies, déportée toute jeune au Lager pour femmes de Ravensbrück, assure que le camp a été son université : je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant, et qu’en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j’ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde. »

La dernière chose que je retiens dans cette lecture et qui m’a également bousculé, c’est le commerce comme outil organisationnel et probablement comme repère lorsque tout se dérobe, puisque c’est aussi ce système immédiatement mis en place dans les jours qui suivent la fuite des SS pour survivre. Tout un paradoxe car il permet de survivre pour ceux qui acquièrent et conduit presqu’à une mort inéluctable ceux qui ne savent pas ou n’ont pas les moyens. Un système injuste et corrompu, alimenté par le vol, la violence et le mépris lorsque ce n’est pas le cynisme pour toute faiblesse. Lorsque celui qui n’a pas est condamné à une double peine, alors qu’il est salement esquinté par celle déjà en vigueur. Tous les coups ne se valent pas, mais tous s’accumulent et tuent à petit feu.

Un livre qui raconte aussi les indéfectibles liens et amitiés qui peuvent aussi émerger dans ce qui ne s’y prête aucunement, souvent décisifs pour retenir l’espoir qui penche dangereusement vers le précipice du désespoir absolu, irrémédiablement fatal.

Vous l’aurez compris, « si c’est un homme » est une œuvre essentielle contre l’oubli et la barbarie, mais aussi profondément touchante pour la dignité et la résistance de l’esprit humain. Et comme vous avez pu le lire à travers les extraits, la plume de Primo Lévi, au-delà de bouleverser le lecteur est vraiment brillante.


Publié le 03/09/2025
Commentaires
Publié le 03/09/2025
Merci Léo, Je l’ai commandé J’ai terminé « Si c’est un homme » de Primo Levi. Je suis bouleversé. Ce livre est d’une force incroyable. Ce qui m’a le plus marqué, c’est l’écriture : il y a une finesse, une retenue, presque de la douceur. Primo Levi ne parle pas avec violence ni avec rancœur, il ne cherche pas la vengeance. Il témoigne. Il raconte l’horreur comme on raconte une vie, avec une précision simple et juste, comme si c’était “dans l’ordre des choses” à ce moment-là. Et c’est cela qui bouleverse : l’inhumanité des camps est décrite sans emphase, mais avec une humanité profonde. On sent une volonté de vérité, de mémoire, sans haine. C’est lourd à lire, et pourtant c’est écrit avec une clarté incroyable. Un livre essentiel, qui reste en soi longtemps.
Publié le 03/09/2025
Un livre à avoir lu au loins une fois dans sa vie.
Publié le 10/09/2025
Je l'ai lu, il est bouleversant. Il raconte comment l'homme tue un être de son espèce en l'empoisonnant mentalement et physiquement, mais aussi comment renaître après une expérience aussi terrible. Je conseille vraiment la lecture !
Publié le 11/09/2025
Merci de ton retour sur cette lecture si importante Lucie.
Publié le 17/09/2025
Le commentaire a été supprimé
Publié le 18/09/2025
J’ai terminé Si c’est un homme de Primo Levi. Je suis bouleversé. Ce livre est d’une force incroyable. Ce qui m’a le plus marqué, c’est l’écriture : il y a une finesse, une retenue, presque de la douceur. Primo Levi ne parle pas avec violence ni avec rancœur, il ne cherche pas la vengeance. Il témoigne. Il raconte l’horreur comme on raconte une vie, avec une précision simple et juste, comme si c’était “dans l’ordre des choses” à ce moment-là. Et c’est cela qui bouleverse : l’inhumanité des camps est décrite sans emphase, mais avec une humanité profonde. On sent une volonté de vérité, de mémoire, sans haine. C’est lourd à lire, et pourtant c’est écrit avec une clarté incroyable. Un livre essentiel, qui reste en soi longtemps.
Publié le 18/09/2025
Bonjour très cher Mich, j’avais lu ton précédent commentaire sur lequel je te rejoins pleinement car moi aussi j’ai été déstabilisé sur le fait que ce livre m’a plus impacté que certains films que j’ai pu voir. Comment ce livre a-t-il pu avoir plus d’impact que des films dont les images se suffisent pourtant à elles-même ? J’ai d’abord eu honte d’avoir eu ce ressenti et cette pensée, puis j’ai fini par en comprendre la raison, et ce faisant d’analyser en quoi ce livre de Primo Lévi est particulièrement puissant. Les films et documentaires abordent la shoah sous le prisme d’un contexte (social, géopolitique etc…), d’une idéologie et d’un régime qu’est le nazisme, dont finalement le livre ne parle que très peu… Primo Lévi dit d’ailleurs qu’il a très peu croisé de nazis dans le camp, tout était quasiment autogéré par d’autres qu’eux-même. Il y avait la menace et la peur au-dessus, mais c’était bien le système et l’organisation mise en place qui administrait le quotidien des victimes des camps de concentrations, dont ces mêmes victimes de par leur travail permettait de faire tourner. Primo Lévi dans son livre nous raconte les conséquences plus que les causes, et ce qui est puissant et bouleversant, c’est que cela renforce cette vérité terrifiante, c’est que c’est l’humain qui est capable d’une telle atrocité, et que l’organisation dans laquelle s’inscrit cette atrocité, peut avoir raison de toute rébellion, et en cela je trouve aussi que cette seconde édition incluant les annexes en fin d’ouvrages sot aussi importantes à lire. Ce témoignage est celui d’un homme primo Lévi, qui nous permet d’accéder à ses ressentis (comme d’emblée l’extrait que j’ai cité concernant l’eau des radiateurs et le supplice qu’est la soif). On est embarqué en tant qu’humain, dans un système élaboré par d’autres humains. En traitant beaucoup plus des conséquences que des causes, Primo Lévi bouleverse car il nous fait prendre place dans une machinerie diabolique dans laquelle on peut perdre totalement sa dignité et l’esprit de révolte, ce qu’il explique très bien comme je le disais en annexe. A la fin des films et documentaires que j’avais vu auparavant, j’en étais resté « à l’horreur perpétré par les nazis » et en sortant de ce livre le vertige effarant de se dire que c’est bien les hommes qui ont perpétré à bien des égards et à bien des niveaux toute cette horreur, et que par conséquent ce n’est pas du retour du nazisme que nous devons craindre, mais bien du retour de tous les éléments qui ne portent pas ce nom, tristement humains, qui peuvent être reconduits… et c’est ainsi que de nombreux génocides se sont reconduits depuis, alors que résonnait juste après le traumatisme de cette seconde guerre mondiale « plus jamais ça ». On peut avoir vu beaucoup de films et de documentaires qu’il faut bien évidemment voir, mais ce livre de Primo Lévi doit être également lu.
Publié le 18/09/2025
En fait je remets ce commentaire aussi Je l’ai presque fini. Ce livre est bouleversant. Ce qui me frappe, c’est qu’il est écrit avec finesse et humilité, sans haine ni vengeance. C’est cela qui me touche le plus. Moi qui suis très sensible, je dois faire des pauses pour sécher mes yeux. It’s beyond imagination ce que l’être humain est capable de faire. J’ai en tête les documentaires comme Apocalypse, et, en contraste, ces jeunes influenceurs qui se prennent en photo devant Auschwitz. Ce manque de respect est effrayant. Comment l’indifférence a-t-elle gagné à ce point, effaçant l’empathie et la compassion ? C’est une autre forme de déshumanisation : plus rien n’a de valeur, les souvenirs sont massacrés par l’ignorance. J’ai envie de crier : stop ! Arrêtez tout ! Revenons à l’humanité, la vraie.
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