Retour sur la route Kerouac
« On est restés allongés sur le dos, à regarder le plafond, et à se demander où Dieu avait voulu en venir quand Il avait créé la vie si triste, si désenchantée. »
C’est l’un des arguments les plus concrets à vouloir prendre la route.
« Sur la route » de Jack Kerouac est probablement la plus mythique œuvre littéraire de la beat generation. Et si je dis œuvre, c’est que l’écrivain a proposé son manuscrit sous la forme d'un rouleau, long de 36,5 mètres. Un texte dactylographié puis collé morceau par morceau.
L’œuvre monumentale aurait été écrite du 2 au 22 avril 1951, un exploit. Plusieurs versions ont vu le jour souvent censurées de certaines parties. Cette version comme l’indique la couverture est la version intégrale à un détail près : la fin a été bouffée par Potchky, le chien de Lucien Carr, soit tout de même un bon mètre qui aura pu être reconstitué sur la base des éditions suivantes.
Je me suis donc lancé sur les routes américaines avec Jack Kerouac et ses amis, avec beaucoup de mal sur les 100 premières pages que j’ai trouvé presque ennuyeuses malgré la présence du poète Allen Ginsberg ; lecture probablement altérée par son format qui pour être le plus fidèle au rouleau est écrit au kilomètre, sans aucun paragraphe, dialogues à la suite, texte justifié des deux côtés un bloc auquel il faut avoir un temps d’adaptation pour ne plus y faire attention.
Une route faite d’amitiés, de rencontres, de drogue (parfois), d’alcool (tout le temps) et de sexe dès que possible, avec parfois un brin de romantisme, un soupçon : « En Amérique, les garçons et les filles ont des rapports si tristes ; l’évolution des mœurs les oblige à coucher ensemble tout de suite, sans avoir parlé comme il faut. Non pas parlé-baratiné, mais parlé vrai, du fond de l’âme, parce que la vie est sacrée, et chaque instant précieux. »
Comme pour les auteurs de cette génération, les villes ont toutes leur importance, leur caractère qui déteignent sur leurs habitants, Los Angeles, insonorisée ou la merde se vit collectivement, Denver en antichambre du désespoir ou encore les mirages des villes mythiques : « incroyable ! Et en plus je brûlais les étapes : six-cents bornes en sept heures ! Devant moi flamboyait la vision d’Hollywood la dorée. Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route. » avec l’espoir de faire basculer sa vie « Tous les flics de L.A. sont beaux mecs, avec des airs de gigolos. Il est clair qu’ils sont venus faire du cinéma, même moi. »
Derrière les apparences et l’assurance, des moments de grandes solitudes : « Ça me dirait de prendre le car avec elle ! Je ressens un coup de poignard en plein cœur, comme chaque fois que la femme de ma vie prend la direction opposée à la mienne, dans ce monde trop vaste. » ou cet autre passage qui louvoie avec le désespoir le plus profond « Ma garce de vie s’est mise à danser devant mes yeux, et j’ai compris que quoi qu’on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie. Moi, tout ce que je voulais, c’était noyer mon âme dans celle de ma femme, et l’atteindre par le nœud de la chair, dans le linceul des draps. Tout au bout de la route américaine, il y a un homme et une femme qui font l’amour dans une chambre d’hôtel. Je ne voulais rien d’autre. »
Mais un point commun unissait tous ces habitants : « Partout où j’allais, tout le monde était dans le même bateau. ».
La pauvreté et la survie semblent être le lot de chacun, et chaque prise de route un défi défiant l’entendement. Des situations qui le feront être un flic ripou au côté d’Henri, avant de vivre une belle histoire d’amour et quasi familiale qui sera sacrifiée au renoncement de soi jusqu’à travailler aux champs de coton ou plutôt à la solde de l’exploitation aussitôt noyée dans l’alcool : Il avait une bouteille : « Aujourd’hui on boit, demain on bosse. Vas-y, mec, bois un coup. »
L’alcool pour oublier, s’oublier et faire passer le temps en un semblant de vie : « Ils rentrent chez eux en faisant des zigzags. Partout en Amérique, je me suis trouvé dans des bars de carrefours, avec des familles entières. Les gosses mangent du pop-corn, des chips, ils jouent au fond du bar. Tout ça, on l’a fait. Freddy et moi et Ponzo et Bea, on est restés là à boire, à brailler sur la musique ; le petit Raymond faisait le fou avec les autres gamins autour du juke-box. Le soleil a commencé à rougir. On n’avait rien fait de notre journée, mais qu’est-ce qu’il aurait fallu en faire d’ailleurs ? » Ou encore : « Freddy était ivre ; maintenant il se contente de répéter : “Vas-y, mec, vas-y” d’une voix tendre et lasse. La journée avait été longue. Aucun d’entre nous ne comprenait ce qui se passait, ni ce que le Bon Dieu voulait. », une ancre en fond de bouteille qui happe toute détermination dans les rands latinos : c’était toujours manana. La semaine qui a suivi, même refrain, manana, un bien joli mot, qui veut sûrement dire paradis. »
Et c’est ainsi que la route peut sauver « Je sentais ma vie me rappeler » aux prix de lourds sacrifices : « elle s’est éloignée le long de la rangée. À douze pas, on s’est retournés, car l’amour est un duel, et on s’est regardés pour la dernière fois. »
« Misère de moi, voilà que j’étais de nouveau sur la route »
Le livre est bien lancé à ce stade et le meilleur est encore à venir à travers d’autres amis comme Burroughs, Birerly, Tomson, Jeffries… Mais ce livre ne serait rien sans Neal Cassady.
Neal Cassidy est probablement le fou le plus incroyable de la littérature qui fera souffrir bien des femmes, au point que la mère de Jack confiera : « Elle m’a dit un jour que le monde ne trouverait pas la paix tant que les hommes ne se jetteraient pas aux genoux de leur femme pour lui demander pardon. C’est vrai. ».
Neal n’est fidèle qu’à lui-même, et fera exception en le devenant de Kerouac, qui ne cesseront plus de se retrouver et de repartir ensemble « Tout ça parce que j’étais voué à la route, et à faire l’inventaire de mon pays natal, avec ce fou de Neal. ». L’Amérique de long en large, en travers pour tenter de percer ce mystère :
« C’est quoi, ta route, mec ? Celle du saint, celle du fou, celle de l’arc-en-ciel, celle de l’idiot ? N’importe comment, n’importe qui peut prendre n’importe quelle route, aujourd’hui. Où, toi, comment ? » On a approuvé de la tête, sous la flotte. La bonté du bon sens. »
Jusqu’à ce que le Graal semble prendre l’apparence d’une destination à contrecourant des migrations : « Derrière nous, le continent américain, et tout ce que Neal et moi on avait appris de la vie, et de la vie sur la route. On l’avait enfin trouvé, le pays magique, au bout de la route, et sa magie dépassait de loin toutes nos espérances. »
« Tu te rends compte toutes les histoires idiotes qu’on lit sur le Mexique, et l’humble paysan, toutes ces conneries… et ces conneries sur les émigrés aussi… alors qu’en fait les gens sont simples, gentils, sans baratin. J’en reviens pas. »
« Des policiers aussi adorables, Dieu n’en a pas créé en Amérique. Pas de soupçons, pas d’histoires, pas de tracasseries. Lui, il veillait sur le sommeil de la ville, point final. »
Une ultime épopée au bout de soi et de la folie qui vous feront lire les yeux grands écarquillés…
Ce livre est un incontournable de la beat generation, qui conte une sombre Amérique sacrifiée sur l’autel des désillusions ; qui narre les plus plus grandes pauvretés qui logent dans les poches et dans les cœurs du début à la quasi toute fin. Comme tous les longs voyages, il faut pouvoir rentrer dedans, mais une fois fait, on ne voit plus le temps passer.