D’abord, il y avait ce type anglais, trop anglais, qui chantait en massacrant un bouquet de glaïeuls.
On trouvait plus facilement des magazines, des critiques, une pauvre heure hebdomadaire à la télévision. La radio publique diffusait parfois à des heures indues des trésors de discothèque. La musique c’était avant tout des images et des mots, à moins d’aduler Michael Jackson, Jean-Jacques Goldman et Daniel Balavoine.
Donc, il avait vu dans Best des photos, la critique de l’album et rien de plus. Il allait falloir attendre plusieurs semaines pour oser franchir la porte du disquaire avec suffisamment d’argent de poche pour ne pas se retrouver comme un con avec le Graal à portée de main et en manque de 10 balles pour l’acheter.
Et puis ce fut le jour J, l’argent et le courage avaient été rassemblés, la porte du disquaire franchie, l’album acheté, ramené à la maison.
Il peut enfin sortir l’objet de son écrin, enfin du sac en plastique fourni par le disquaire. Il n’est pas spécialiste des pochettes de disque mais celle-là a quand même quelque chose de particulier. Ce torse masculin aux couleurs modifiées, le nom du groupe à peine lisible. La notion de crypto-gay et même de gay tout court lui sont complètement étrangères. Donc difficile de comprendre le lien entre cette image et la musique. Mais finalement seule la musique importe. Il est donc temps de sortir la galette de son second écrin et de la poser sur la platine, qui n’attend que ça.
Coup de bol, il est seul à la maison cet après-midi et n’aura pas à supporter les sarcasmes de sa sœur.
Le diamant se pose doucement sur le vinyle. C’est avant tout la surprise qui le gagne.
— Alors, c’est ça The Smiths !
Ce n’est pas de la déception mais une rencontre étrange. Il n’a jamais rien entendu de tel. Au début, on n’entend que la voix, elle domine tout, souvent lancinante, monotone avec de soudains changements de registre. À tel point que l’on se demande s'il n’y a pas plusieurs chanteurs. Bien sûr, il ne comprend rien aux paroles. This Charming Man, à quoi cela peut-il faire référence ? Une fois le chant apprivoisé, il y a le reste, la rythmique portée par la basse, soutenue par la batterie. À moins que ce soit le contraire. Et puis il y a ce son de guitare. Là encore, de l’inédit, claire, brillante, contrepoint génial à ce chant approximatif, toujours à la limite de la justesse.
Mais tout ça, c’était il y a plus de quarante ans. Il avait été séduit mais n’avait personne pour partager. Alors, il en avait profité pour consolider son ego. À partir de ce jour, il serait snob. Les déclarations d’amour tout nu dans la cour à la Boris Vian, on verrait. Mais pour la musique ce serait toujours l’avant garde, le bizarre, le truc que personne ne connaît. Parfois, il serait rattrapé par la mode, alors il irait chercher encore plus loin, plus profond. Mais toujours dans le secret, un snobisme circonscrit à une chambre d’adolescent. De toute façon, les quelques tentatives de partage s’étaient noyées dans un marécage d’indiférence au mieux, d’ennui au pire.
Donc tout était parti de là, ce type bizarre, Oscar Wilde décadent avec sa chemise trop grande et ce bouquet à la main.