1984 — This charming man

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Ce texte participe à l'activité : Les paroles

D’abord, il y avait ce type anglais, trop anglais, qui chantait en massacrant un bouquet de glaïeuls.

On trouvait plus facilement des magazines, des critiques, une pauvre heure hebdomadaire à la télévision. La radio publique diffusait parfois à des heures indues des trésors de discothèque. La musique c’était avant tout des images et des mots, à moins d’aduler Michael Jackson, Jean-Jacques Goldman et Daniel Balavoine.

Donc, il avait vu dans Best des photos, la critique de l’album et rien de plus. Il allait falloir attendre plusieurs semaines pour oser franchir la porte du disquaire avec suffisamment d’argent de poche pour ne pas se retrouver comme un con avec le Graal à portée de main et en manque de 10 balles pour l’acheter.

Et puis ce fut le jour J, l’argent et le courage avaient été rassemblés, la porte du disquaire franchie, l’album acheté, ramené à la maison.

Il peut enfin sortir l’objet de son écrin, enfin du sac en plastique fourni par le disquaire. Il n’est pas spécialiste des pochettes de disque mais celle-là a quand même quelque chose de particulier. Ce torse masculin aux couleurs modifiées, le nom du groupe à peine lisible. La notion de crypto-gay et même de gay tout court lui sont complètement étrangères. Donc difficile de comprendre le lien entre cette image et la musique. Mais finalement seule la musique importe. Il est donc temps de sortir la galette de son second écrin et de la poser sur la platine, qui n’attend que ça.

Coup de bol, il est seul à la maison cet après-midi et n’aura pas à supporter les sarcasmes de sa sœur.

Le diamant se pose doucement sur le vinyle. C’est avant tout la surprise qui le gagne.

— Alors, c’est ça The Smiths !

Ce n’est pas de la déception mais une rencontre étrange. Il n’a jamais rien entendu de tel. Au début, on n’entend que la voix, elle domine tout, souvent lancinante, monotone avec de soudains changements de registre. À tel point que l’on se demande s'il n’y a pas plusieurs chanteurs. Bien sûr, il ne comprend rien aux paroles. This Charming Man, à quoi cela peut-il faire référence ? Une fois le chant apprivoisé, il y a le reste, la rythmique portée par la basse, soutenue par la batterie. À moins que ce soit le contraire. Et puis il y a ce son de guitare. Là encore, de l’inédit, claire, brillante, contrepoint génial à ce chant approximatif, toujours à la limite de la justesse.

Mais tout ça, c’était il y a plus de quarante ans. Il avait été séduit mais n’avait personne pour partager. Alors, il en avait profité pour consolider son ego. À partir de ce jour, il serait snob. Les déclarations d’amour tout nu dans la cour à la Boris Vian, on verrait. Mais pour la musique ce serait toujours l’avant garde, le bizarre, le truc que personne ne connaît. Parfois, il serait rattrapé par la mode, alors il irait chercher encore plus loin, plus profond. Mais toujours dans le secret, un snobisme circonscrit à une chambre d’adolescent. De toute façon, les quelques tentatives de partage s’étaient noyées dans un marécage d’indiférence au mieux, d’ennui au pire.

Donc tout était parti de là, ce type bizarre, Oscar Wilde décadent avec sa chemise trop grande et ce bouquet à la main.


Publié le 19/06/2025 / 15 lectures
Commentaires
Publié le 19/06/2025
Bonsoir et merci Archibald pour cette très belle participation au défi d’écriture. Le disque comme le graal et la musique comme élixir d’une jeunesse éternelle avec des émotions aussi vives que les premiers amours. Très réussi et trés communicatif.
Publié le 21/06/2025
Bienvenue et merci Archibald pour le partage de votre texte. Si vous souhaitez le partager au sein du défi d’écriture « Les paroles » au lien suivant : https://lepeupledesmots.com/atelier-ecriture/les-paroles-2 puis cliquez sur le bouton « Sélectionner un texte » puis vous sélectionner ce texte. Il figurera ainsi dans la liste des textes participants : les autres participants seront informés de cette nouvelle participation et pourront vous lire et votre texte sera partagé également sur les réseaux sociaux. A plus tard Archibald.
Publié le 21/06/2025
Bonjour, effectivement ce défi correspond exactement à ce texte. Merci pour le conseil.
Publié le 21/06/2025
Bonjour, Je suis également souvent enclin à intégrer des références musicales, pop notamment, dans mes textes. Le tien m'a donc parlé, intéressé, même si je ne connais les Smiths que de nom. Je ne comprends pas la référence au bouquet de glaïeuls. Il y a d'autres choses aussi qui me sont passées au dessus de la tête mais, globalement, ton texte m'a attiré. Je me permets quand même deux observations. La première est qu'il y a, à mes yeux des intrusions artificielles dans ton texte. "Donc, il avait vu dans Best des photos, la critique de l’album et rien de plus." = direct, ok. "Il allait falloir attendre plusieurs semaines pour oser franchir la porte du disquaire avec suffisamment d’argent de poche pour ne pas se retrouver comme un con avec le Graal à portée de main et en manque de 10 balles pour l’acheter." = phrase impersonnelle, indirecte, lourde, intrusive qui démolit la première selon moi. Ma deuxième observation : "La musique c’était avant tout des images et des mots, à moins d’aduler Michael Jackson, Jean-Jacques (...)" Reproche ? Est-ce mal d'aimer M. Jackson ? M. Jackson, ce n'est pas de l'image ? Note que je n'aime pas M. Jackson. Ce n'est pas le problème. Mais lorsque je fusille quelqu'un, j'essaie de le faire avec légèreté. Je pense qu'il faut évoquer sans quoi, là encore, ça devient lourd, inutile et peu clair.
Publié le 21/06/2025
Bonjour, Un fils de Louis, merci pour ta lecture, attentive, et tes remarques. Je me permets d'y répondre. Ok la phrase "Il allait falloir attendre plusieurs semaines pour oser franchir ...." est un peu longue et mériterait d'être aérée. Par contre, je ne comprends pas trop ce que tu évoques quand tu parles d'"intrusion artificielle". Pour ce qui qui est de M. Jackson et consort, c'est probablement une allusion de "boomer". On est à Marvejols en 1984 et, à part chez les fans de Hard Rock,on disait pas encore métal à l'époque, la musique se résumait au main stream de la télé. Il n'y avait que 3 chaines, ça n'allait pas chercher loin. Je parle de M. Jackson, Balavoine etc... pour mettre en contraste le snobisme naissant du personnage. Il n'y a pas de jugement de valeur, juste un constatation. J'espère avoir éclairé ta lanterne sur mes intentions, leur mise en forme est peut être un peu maladroite et en tout cas direct. Mais c'est intentionnel. Je n'ai pas forcément le désir tout expliquer. Bonne fin de journée et merci encore pour l'attention portée à mon travail.
Publié le 22/06/2025
C'est plus claire comme ça. Merci ! Par "intrusion" je voulais évoquer qu'à la suite d'une phrase directe, spontanée, se trouvait l'autre, la longue. Au plus j'écris, au plus, en ce qui me concerne, c'est la simplification de l'expression qui demande du travail. Que ça coule ayant l'air naturel, fluide, simple. "Intrusion" donc parce que la première phrase semble avoir été retravaillée et pas l'autre. Un dit d'un acteur qu'il joue mal suite à l'observation d'un détail dans son jeu, ce presque rien qui est un intrus. C'est pareil pour un auteur. ;-)
Publié le 23/06/2025
Un très bon texte dense, bien écrit et bien ficelé ! Vous réussissez à faire partager passion et ressenti. Je vous avoue avoir ressenti pareille émotion en découvrant l’album complètement halluciné du groupe Pink Floyd. « Saucerful of Secrets ». C’était en 1969 et j’avais tout juste 20 ans au compteur. Merci pour ce partage et bien cordialement Jean Luc
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