Je m’appelle Ania. Derrière mon guichet, derrière mon uniforme, derrière mon plexi, rien ne peut m’arriver, tout est sous contrôle. La salle est récente et propre, bien propre aussi parce qu’elle est vide. Au sol, c’est du béton lissé, les murs, c’est du béton lissé et le plafond, c’est du béton lissé. Tout vient d’être peint en gris. C’est moins salissant, le gris. Ça ne demande pas trop d’entretien parce que les subsides pour quoi que ce soit, on les attend souvent longtemps, ici, dans la prison de Haren, comme dans toutes les prisons du royaume et sans doute comme dans la plupart des prisons du monde. J’appuie sur le push devant moi, sur mon panneau de contrôle, et les battants de la lourde double porte d’acier s’écartent. A travers leur hublot quadrillé par un treillis métallique, je n’avais pas vu qu’il y avait tant de monde derrière qui attendait. Tant pis ! Pendant qu’ils rentrent calmement, je pense à ce soir, après le boulot, à la maison. « Merde, j’ai oublié de sortir le haché du congélateur ! Un bolo végétarien ? Pour Hugo, ça pourrait aller mais y’a pas de courgettes pour remplacer et Ria n’aime pas quand y’a pas de viande. Merde à la fin ! Pourquoi c’est toujours moi qui dois penser à tout ! V’là une djellaba qui se pointe. Y’a plus que ça ici ! »
- Bonjour Madame. Je viens rendre visite à mon fils, Ali Benzaoui. Il se trouve dans le bâtiment B, aile 3.
- Vous avez rempli le formulaire de demande ?
- Un Formulaire de demande ? Jamais on ne m'en avait demandé.
- Oui mais, vu la panne informatique, aujourd’hui il faut avoir fait une demande. Sans demande de rendez-vous préalable, ce n’est pas possible, Monsieur.
- Oui, mais moi, je voudrais juste voir mon fils. Je viens de Forest pour ça…
Elle ne l’écoute plus. Elle fait signe au suivant d’avancer. C’est une femme qui ne porte pas de djellaba mais elle est noire. C’est un peu pareil, non ? « Pourquoi n’avance-t-elle pas ? Je vais envoyer un texto à Fred. S’il rentre plus tôt, y a une chance que le haché soit à peu près dégelé pour lancer le spaghetti. »
Je m’appelle Saïd. Je suis arrivé parmi les premiers dans la file après avoir traversé Bruxelles en tram et la périphérie en bus De Lijn. Devant le guichet, une fois l’heure venue, j’ai demandé l’accès à la préposée. « Sans demande de rendez-vous préalable, ce n’est pas possible, Monsieur. » Elle n’avait pas oublié le « Monsieur », ce mot qui permet à n’importe quel flic ou maton d’être absolument inattaquable tout en étant odieux ! Du haut de l'arbitraire de son pouvoir, elle a le droit de mépriser, d’humilier, d’écraser n’importe qui à condition de terminer par le mot magique, administrativement parlant, « Monsieur ». Je ne comprends pas. Je sais très bien comment se font les visites. Je connais la procédure, je viens régulièrement. Très courtoisement, malgré l’affront qui vient de m’être fait, malgré l’absolue antipathie qu'il me témoigne, je dis au masque devant moi que je ne comprends pas. Mais déjà le visage qui ne s’était jamais ouvert s’est refermé et, cuirassé par l’intouchabilité que lui confère son uniforme, me nie et s’adresse au suivant dans la file.
Il faut croire que les képis sont plus proches de l’animal que les parents des criminels, car la jeune femme noire qui suivait l’homme perdu ne répond pas. Elle voudrait s’annoncer et présenter sa demande de rendez-vous, car elle aussi a passé beaucoup trop de temps dans les transports en commun pour retrouver son frère, son amoureux, son oncle… Mais elle ne dit rien parce que parler, ce serait partager la grossièreté de l’agent pénitentiaire, cette femme bien comme il faut au service du ministre de la justice. Parler, ce serait partager l’indifférence jetée sur ce vieil homme tranquille. Parler ce serait, pour un chien, ne pas voir qu’il gêne le passage dans l’étroit corridor parce que même un chien a plus d’empathie que ce maton. Alors le pauvre homme fait demi-tour et se dirige vers la porte de sortie. Les parents des rebuts dans la salle d’attente ont vu, entendu et écouté. Ces gens qu’on méprise, qu’on néglige, qu’on nargue et qu’on snobe, ces gens honnis sur qui on s’assoit, ceux qu’on viole et dont on ne fait aucun cas expliquent au pauvre homme le malentendu, la fameuse panne d’ordinateur. À son guichet, l’uniforme tapote sur le clavier de son smartphone. Le vieil homme aux petites lunettes sait qu’il ne verra pas son fils, qu’il est trop tard pour demander un rendez-vous. Il pousse l’épaisse porte grise, se retourne et fait un signe pour saluer ceux qui comme lui ont eu la malchance d’être très proches d’un malchanceux.