Je ne sais pas si vous connaissez cette histoire, si vos parents vous l’ont racontée, à moi, en tout cas, dans ma région, celle de Lessines, on m’a répété que pour attraper un oiseau, il fallait lui mettre du sel sur la queue. Sûrement les années ont-elles, dans mon esprit, atrophié cette fable où en ai-je rajouté, mais l’idée, dans mon souvenir, est qu’il suffisait de saler la queue du pireau, du sprovon ou du murlâ pour qu’il soit fait prisonnier. À sept ou huit ans, on ne se pose pas trop de questions, j’avais dû imaginer que le sel sur la queue était comme un paralysant momentané, qu’il suffisait alors de ramasser l’animal et de le ranger dans une cage. Après un brin de toilette, il se serait retrouvé en pleine forme, tout guilleret et sifflotant, carrément mieux à mes côtés que lorsqu’il avait été libre dans le monde sauvage et hostile.
Mon frère et moi, nous logions dans la chambre à l’étage d’où, à l’est, une large lucarne offrait une ouverture vers le ciel au-dessus des prairies des Riga jusqu’au chemin du Pérou qui, bien sûr, n’a pas les épaules pour vous amener jusqu’au Pérou. À peine plus important que le chemin de terre bas de gamme où l’on ne s’aventure même pas à bicyclette, il se termine deux ou trois cents mètres plus loin au niveau du chemin de Mons à Gand qui peut, si vous n’êtes pas trop pressé ni ne manquez d’imagination, vous amener à Mons ou à Gand. Quoi qu'il en soit, qui dit « ouverture vers le ciel » dit « ouverture vers les oiseaux ». Parfois, un moineau ou un étourneau, un peu plus imprudent que ses collègues, pouvait atterrir sur la gouttière pour souffler un peu ou boire un petit coup. Je ne me rappelle pas du tout pourquoi j’avais un paquet de sel à portée de mains dans ma chambre à coucher, mais un beau jour, un samedi matin alors que la fenêtre était ouverte, je vis, de mon lit, un merle se poser sur le rebord du toit. Nos couchages, à mon frère et à moi, étaient installés à l’ouest, opposés à la fenêtre. Dans la pénombre occidentale, je me suis relevé doucement et j’ai marché à pas de loups jusqu’à l’étagère où se trouvait le sel. L’imprudent ne m’avait pas vu. J’ai progressé en sa direction et je lui ai balancé le contenu entier du sachet de sel. Le pouvoir paralysant, je n’ai pas pu l'observer, j’ai juste pu voir le merle s’envoler précipitamment. Je me souviens qu’il avait bien eu du sel sur la queue. Pas que sur la queue, mais c’était sans importance, j'avais réussi à faire ce que les grands avaient dit ! J’avais pu réaliser ce qu’ils imaginaient impossible ! Je l’avais fait et l’oiseau n’était pas en cage. Je me suis senti floué, volé, trahi, révolté.
Chaque année, dans le théâtre où je travaille, a lieu « L’intime Festival », une rencontre merveilleuse entre des auteurs, des comédiens qui lisent des extraits de leurs publications et le public. Je suis responsable du son pour la Grande Salle du théâtre, là où les plus grands lisent les meilleurs textes dans les conditions les plus confortables et pour les fauteuils les plus chers aussi. Au fur et à mesure que les festivals se sont succédé, Chloé, la directrice de l’événement, et moi avons développé une relation amicale. En 2021, je crois, alors que la lecture de clôture était terminée et que, comme chaque année, nous dégustions une pizza avec une bière ou deux ou trois sur le balcon du foyer, j’ai avoué à Chloé que j’écrivais. « C’est fantastique ! m a-t-elle dit. Lorsque ton roman sera terminé, c’est toi qui te retrouveras parmi nos auteurs ! » J’ai écrit mon roman, il est bon, tout le monde le dit, même ceux qui ne sont pas mes amis mais le merle s’est encore envolé.