J’aspirais, avide, toute cette nouveauté dans laquelle je me retrouvais plongé, les parfums notamment, certains organiques, d’autres fleuris, boisés ou océaniques pendant que, louvoyant entre les convives attablés, ma cavalière me remorquait littéralement vers l’estrade. Je la suivais les yeux presque fermés pour capturer les odeurs autour de moi, pour me remplir du moment comme on bourre sa valise quand on veut tout emporter. Nous atteignîmes juste devant la scène une table où était installé un jeune homme très pâle derrière une barbe juvénile. « Yazid, je te présente Patrice. Patrice, je te présente, Yazid. Allez, passez une belle soirée, mes chéris ! » Après ces mots dits à la hâte, Peggy négocia sur ses talons aiguilles un très périlleux demi-tour d’autant moins discret que sa volumineuse perruque blonde frémit, tout comme, soulignant le soubresaut survenant cinq ou six pieds plus bas, la plume qui s’agite sur la ligne du pêcheur. Se persuadant par un rapide coup d’œil circulaire que personne n’avait remarqué son inélégante embardée, elle s’éloigna avec toute la dignité qu’elle pouvait encore rassembler tandis que Yazid renversait presque sa boisson en me tendant la main. Je la saisis. « Bonsoir, je… »
BAM – BAM – BAM – BAM – BAM – BAM - BAM – BAM - BAM – BAM – BAM – BAM…
BAM ! BAM ! BAM !
Les trois coups ont retenti. L’éclairage en salle s’est estompé. Seule subsiste la lumière tamisée des lampes de table. Accompagnés du couinement d’une poulie quelque part en coulisses les velours cramoisis s’écartent et un cercle de lumière fait apparaître un pied de micro esseulé au centre du plateau, de ces modèles américains des années 40, magnifiquement chromés. Celui-ci est surmonté d’un transducteur, ancien lui aussi, comme ceux qu’on voit sur les vieilles photos de Billie Holliday ou Ella Fitzgerald, mais ici maintenant, sauf de fines poussières en suspension rendues brillantes par le faisceau lumineux, il n’y a rien ni personne derrière. Quelques secondes s’écoulent avant que les notes d’un ukulélé invisible doucement se mettent à perler. Le halo de lumière se déplace vers elles, vers l'extrême gauche de la scène. Le profil d’Antonia émerge de l’obscurité. Sa tête pivote lentement vers les spectateurs qu’elle regarde les uns après les autres. Coiffée et vêtue comme Rachel, dans Blade Runner, elle marche vers le micro, étirant à se rompre la jupe de son tailleur à chacun de ses minuscules pas. Ses talons hauts claquent sur le plancher comme ceux de la maîtresse de classe face à ses petits écoliers. Maintenant droite derrière le microphone, elle saisit le chrome brillant devant elle et entame les premières strophes de Somewhere over the rainbow. Que sa voix, il n’y a que sa voix. Le ukulélé s’est tu.