Mon train arrive à Bruxelles-Nord trois minutes trop tard ! La correspondance pour Ostende se barre sous mon nez ! Ce n’est pas vraiment un scoop, les retards ferroviaires, mais aujourd’hui, le contraire m’aurait arrangé. Forcément, le prochain train est dans une heure, donc, un peu dans la tête de N*, j’ai du temps à tuer.
J’arrive avec les autres dans le grand hall. Toutes les lumières brillent sous la voûte. C’est joli, mais pas assez pour sortir de ma tête mes envies de meurtre d’autant qu’une voix allègre, sortie de nulle part, me fusille. C’est terrible ça, la dictature de la bonne humeur quand tu es, toi, en pétard, une forme de viol à l’envers. C’est l’heure de pointe. Tous les trains de la planète me rentrent dans les oreilles. Cette femme imperturbablement enjouée, je lui enfoncerais bien mon parapluie dans le cul, mais il ne pleut pas aujourd’hui. Et puis ce n’est pas une femme qui parle, c’est une machine. Une comédienne dans la dèche a dû lui prêter sa voix, faute de mieux. L’une de celles qui ne font que des doublages. Dans tout ce fourbi, un Pakistanais rondouillard se met au piano "Play me. I'm yours." Le type joue je ne sais quoi ni comment, mais ça s’embrouille très malencontreusement avec les annonces dans les haut-parleurs. Euphorie délirante. Un rire faux me prend au milieu des voyageurs stoïques. Tout est normal. À la fin du monde, il n’y aura plus rien sauf cette voix automatique. Aux oreilles putréfiées des cadavres en décomposition, elle annoncera joyeusement l’arrivée des trains en gare.
Je sors après m’être acheté une bière parce que je me trouve à Lille* avec Irène*. Jamais je ne me serais pris une cannette autrement. Les pompiers s’y mettent. Leurs sirènes à burne me compressent les tympans. Le monde n’en a rien à foutre. Deux marteaux-pic font le cross-fade. Ils sont loin. Presque incrustés dans la rumeur. Comme des ronflements d’une ville qui dort éveillée.
Je m’installe avec ma bière sur un garde-fou en pierre bleue et je m’allume une cigarette parce que j’ai arrêté d’arrêter pour la cinquantième fois. Je regarde tous ces gens qui marchent vers la porte principale de la gare de Bruxelles-Nord. Ils n’ont pas l’air très heureux. Je les dévisage. Ils me voient les dévisager. Je les agresse d’une certaine façon, bien sûr, mais aucun ne m’interpelle. Ils évitent de me voir. Ils me prennent peut-être pour un mendiant et ne voudraient pas avoir à justifier leur « non ». Ils n’ont pas vraiment, pour la plupart, de bonnes raisons, mais ça leur paraît plus convenable. Ils pourraient dire « oui ». Ça m’amuse, ces gens raisonnables, alors je les regarde avec davantage d’insistance. C’est sans espoir.
Une dame robuste enfonce chacun de ses pas dans le tarmac. À quoi peut-elle penser ? La bouffe à préparer pour les gosses, ce soir ? Non, elle est trop vieille. Il y a longtemps qu’elle doit être seule avec son mari, compagnon, emmerdeur, poids mort, éponge, sûrement pas son amoureux. À moins qu’elle soit veuve. Mais les veuves, d’une façon ou d’une autre, sont moins écrasées. Celle-ci, depuis longtemps, ne respire plus l’espoir. Elle transpire l’expérience. Ou peut-être marche-t-elle du pas qui s’est imposé quand elle avait seize ans lorsque plus rien n’était certain. Elle s’est mise à tout écrire à gros traits appuyés, pour se rassurer.
Un type arrive sur un mini vélo et sa chasuble fluo. Un sauveur de monde ! Et puis, je vois arriver une femme tellement légère parmi ce troupeau d’éléphants qui chargent. Elle est détendue. Elle ne feint pas de l’être. Son visage est doux, elle est belle. Son amie lui tient le bras, de l’autre elle fouille doucement l’air de sa canne blanche.
* Je lisais dans le train de Namur à Bruxelles « Une trajectoire (presque) exemplaire » de Nagui Zinet. L’action se déroule à Lille. Le protagoniste se nomme N.