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Hélas Alice
Chapitre 5

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18h07 à l’horloge de la station du métro ligne 8 de ce matin. Il y avait foule à cette heure-ci, on se pressait les uns sur les autres, on se marchait sur les pieds, on se collait en masse compacte sur le quai, à quelques centimètres des rails luisant plus bas. Ballottée avec les autres, elle tenait son télé-star du matin dans les starting-blocks, parée pour le chemin du retour. La masse humaine indifférenciée gardait ses enveloppes protectrices. C’était une multitude fœtale isolée dans ses placentas barbelés, interdits aux autres. Certains se concentraient de façon acrobatique sur leur quotidien d’information plié en huit, se regardant dans le miroir du papier, d’autres se retranchaient dans la musique de leur baladeur en boules quies sur l’extérieur. Surtout, surtout ne pas regarder, surtout ne pas se parler, on ne savait jamais… Surtout ne pas exister. Des gens plongés dans rien, et des gens plongés dans tout – les dettes ou le chômage, l’alcoolisme et le chagrin. Le bonheur aussi peut-être pour certains, mais dans la promiscuité de la foule ça ne se voit pas très bien. Et de partout sur le quai, ça montait en un cocktail de parfum urbain fait des effluves de méthane et de l’odeur aigre de la sueur des fins de journée.

 

Le métro arriva et le troupeau fut englouti. Coincée debout à l’angle de la porte, entre une grande femme revêche et un maghrébin poids plume qui oscillait dangereusement à chaque secousse de la rame, elle n’avait pas pu déplier son télé-star. Après quelques stations pourtant, la voiture bondée avait vomi trois ou quatre passagers, et elle avait rapidement déplié le siège d’un strapontin, vite avant que quelqu’un d’autre s’en empare. Enfin assise, elle pouvait ouvrir son magazine. Mais il y avait dans l’air une sensation de gêne, quelque chose qui l’empêchait de plonger le nez dans ses rêves de papier. Un œil à droite, à gauche, furtif sous le cil d’ébène, aux aguets. Non, il n’y avait rien, rien de particulier ou d’anormal. Pourtant il y avait quelque chose de gluant, là dans ce compartiment. Elle tenta d’oublier, posant bien ouverte la revue sur les genoux, lissant du plat de la main les pages devant elle, et se concentrant le front plissé sur les lignes sirupeuses des textes au-dessous des photos en couleur. Mais la gêne persistait, c’était une sorte de caresse molle au creux de la nuque, un souffle tiède et lourd. Elle releva la tête. Rien. Elle tourna le cou, pivotant sur son siège. Rien. Elle allait se replonger dans son technicolor, quand soudain elle aperçut au milieu de la voiture, à deux mètres entre les corps coincés, une main qui serrait la barre de maintien, une main au bout de la manche bleue d’un blouson de popeline – une main qui tenait un long étui fin pour flûte traversière – une main couverte d’un duvet blond-roux sur les phalanges – une main qu’elle avait déjà vu ce matin. Le voyeur, le violeur au regard vide, l’ordure de limace baveuse.

 

Elle se releva d’un bond, et se plaqua à la paroi du train, dos contre la vitre. Le type lui présentait son profil rougeaud miné de taches de rousseur, il ne l’avait pas vu. Comme ce matin, les yeux gris et gonflés sous les paupières bombées coulaient et bavaient sur le corps-objet d’une femme assise non loin. Ce regard. Ce regard fixe qui disséquait en secret la chair après l’avoir décapitée de son âme. Elle se faufila au fond du compartiment, entre les passagers comprimés, se cachant le visage derrière les mèches noires sur les joues, guettant le type à travers la longue frange brune sur son front. Le type tanguait au fil des rails grinçants, immobile, laissant ramper son regard sur les corps exhibés à leur insu. Elle devait absolument sortir de ce métro, pour vomir.

 

Signal, arrêt de la rame. Elle bondit dehors dès l’ouverture des portes, haletante, agitée de hoquets. Elle se retourna. Et perçut avec effroi l’homme à la popeline bleue et à l’étui de flûte qui émergeait lui aussi hors du train, raide et tout en lenteur. Il avait dû la voir, il avait feint d’ignorer sa présence tout à l’heure dans la voiture, mais il avait dû la voir. Et là il sortait pour la traquer. Elle pressa le pas, glissant entre les gens, scrutant derrière elle par instants, pour surveiller. Elle marchait presque seule maintenant, dans le dernier couloir de faïence avant les escaliers et la sortie. Encore un regard tandis qu’elle gravissait les marches. Sa bouche se déforma en rictus. La popeline bleue était là, au pied des marches, le long étui fin s’était encore allongé, au bout de la main, battant le sol dans des reflets de métal menaçants. Il avançait lentement, reniflant l’air à plein nez devant lui, et rythmant sa marche de cliquetis secs sur le couloir en ciment.

 

L’objet résonnait en battant comme un métronome au bout du bras sous la lumière crue qui se mirait sur les murs de faïence, raclant en demi-cercles le sol et le bas des marches. Écarquillant les yeux, elle reconnut soudain la cause de sa panique montante. Une canne d’aveugle…

Publié le 29/07/2025 / 23 lectures
Commentaires
Publié le 06/08/2025
Le monde des ombres et des spectres maléfiques dans cet entre deux-mondes de désolation tel que décrit dans ton texte. Cela fait froid dans le dos. Excellemment écrit, toujours à la frontière du réel et de l’irréel, avec une bonne dose de fantastique. Un pied dans chaque monde et les transports (aéroport, métros) en sont les seuils, et tu en es en qualité d’écrivain le gardien, qui permet à ses personnages d’évoluer ou non.
Publié le 06/08/2025
Merci pour ce commentaire élogieux,, Léo.
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