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Tout ce qu’elle avait de rancune et de rejet trimballés depuis toujours au fond de la coquille dure du ventre s’effrita et fondit lentement dans un gémissement. Elle eut une larme soudaine comme on a ses premières règles à l’adolescence, avec un mélange de révolte et d’espoir. Il y eut un vertige, un éblouissement qui brisait tout – une farandole qui faisait danser les murs de la banlieue, qui faisait éclater les caisses alignées de l’hypermarché, qui soufflait d’un coup le visage acariâtre de la chef, qui effaçait les devantures des McDonald’s. Elle descendit de quelques pas, tendant la main. Elle dit – Monsieur, attendez, il y a des marches, là. Il ne répondit pas, il agitait sa canne devant lui. Elle ne savait pas quoi dire, elle n’avait jamais appris à parler, on ne lui avait jamais appris à savoir. Elle répéta simplement – Monsieur. Et elle lui prit le poignet. Alors, ensemble, prudents et étonnés, ils gravirent les marches à pas lents. Arrivés en haut, il dit – Merci... Depuis ce matin votre parfum m’enivre de ses courbes. Vous êtes sûrement très belle. Et il caressait les contours de son visage, à l’odeur, inspirant largement.
La lampe de soixante watts éclairait l’évier et les murs blancs, jaunis, de la cuisine. Sans fard. Blafard. Elle regardait sa cuisinière déglinguée qui fuyait d’un souffle surgelé. Lasagnes d’hier réchauffées dans la barquette encore givrée. Dans la pièce à côté ça sentait la télé, et là, sur ses cheveux brillantine ça sentait le métro parfumé. Elle avait une mèche noire entre les yeux rimmel rafistolés. En ce soir ordinaire. Elle remontait son sous-tif sous le pull lycra qui colle. Alice est lasse, elle danse en rêve au Palace. Mégot mort sur les pelures de pommes de terre dans le sac-poubelle au pied de l’évier. Trace de rouge à lèvres sur le filtre, comme un baiser raté trop longtemps appuyé et qui a dérapé. Dans la pièce à côté il y avait la pub à la télé. Elle, elle venait de rentrer après sa caissière de journée, par le métro comme une automate. Et cette rencontre révélée.
Elle était malheureuse pour la première fois. Parce qu’elle s’ouvrait à la vie pour la première fois. Et elle regardait cette vie comme une enfant regarde un habit de carnaval, découvrant soudain qu’il n’y a ni perles ni satin. Rien que du papier crépon. On n’est pas heureuse quand on a vingt ans et qu’on découvre d’un bloc qu’au final on ne fait que se shooter au radio réveil pour aller à l’hyper piocher sur une caisse sept heures par jour et six jours par semaine. Quand on découvre que même les heures supp’ sont au rabais. Comme toute la vie. Au rabais. On est malheureuse quand on regarde pour la première fois sa misère nue et le spectacle désolé du temps passé en solitude à attendre l’heure de la télé. On est mal dans sa peau quand on comprend qu’on vous baise la jeunesse à grands coups de magazines en quadrichromies, dans un leurre à deux euros contre les coups de gueule de la chef et les coups de reins du métro. Elle ne savait pas encore que tout cela était organisé, planifié, contrôlé et distillé. Elle était simplement malheureuse et révoltée. Elle avait vu, ce soir, en révélation, le reflet de son existence dans les yeux morts de l’homme à qui elle avait offert son bras et qui l’avait complimentée. C’était de l’amour.