Ce texte est un écho de l’enfance brisée par la guerre.
Il raconte la poussière, le silence, la perte et la fragile lueur d’humanité qui tente encore de survivre sous les décombres.
Le matin s’est levé dans un silence étrange, un silence qui pèse, qui colle à la peau comme la suie.
Le ciel, d’un gris malade, s’étire au-dessus des ruines, et la lumière, hésitante, glisse sur les pierres éclatées.
L’air sent la poussière, le métal et la peur.
Là où hier encore les enfants couraient, leurs rires éclatant comme des bulles de savon, il ne reste qu’un champ de gravats, un terrain de jeu défiguré.
Les murs de l’école se sont effondrés comme des châteaux de sable.
Les lettres peintes sur la façade École du Bonheur” pendent en lambeaux, grotesques vestiges d’un rêve trop fragile.
Un cahier ouvert repose dans la boue, ses pages trempées d’eau et de cendres.
Les mots s’y effacent lentement, comme si le monde voulait oublier qu’il avait su lire, qu’il avait su apprendre.
Un peu plus loin, un père gît sur le bitume, le corps disloqué, les yeux ouverts sur un ciel qu’il ne verra plus.
Sa main tendue semble encore chercher celle de son fils.
La mère, agenouillée, hurle un cri qui n’a plus de son, un cri qui se brise dans sa gorge.
Ses doigts tremblent, agrippés à un morceau de chemise, comme si ce tissu pouvait retenir la vie.
Et l’enfant, debout, immobile, serre contre lui un doudou déchiré.
Ses petits poings sont noirs de poussière, ses joues striées de traces où les larmes ont séché trop vite.
Il ne pleure plus.
Il regarde, sans comprendre, le monde qui s’effondre autour de lui.
La machine est cassée.
La haine, elle, s’avance, lente et sûre, comme une marée noire.
Elle s’infiltre dans les cœurs, dans les veines, dans les mots.
Elle se glisse dans les prières, dans les discours, dans les berceuses.
Les hommes la nourrissent sans le savoir, en répétant les mêmes phrases, les mêmes rancunes, les mêmes histoires de vengeance.
Les dieux qu’ils invoquent se ressemblent tous : des visages de pierre, des yeux sans pitié.
Ils réclament du sang, et les hommes obéissent.
Les bombes tombent comme des pluies d’acier.
Elles ne choisissent pas.
Elles frappent les maisons, les hôpitaux, les marchés, les rêves.
Elles effacent les frontières entre le bien et le mal, entre le juste et l’innocent.
Elles font taire les chansons, les contes, les promesses.
Et quand le silence revient, il n’est plus jamais le même.
Les survivants marchent parmi les décombres, les yeux vides, les pas lourds.
Ils ramassent ce qu’ils peuvent : un souvenir, une photo, un nom.
Ils reconstruisent des murs, mais pas leurs âmes.
Dans leurs cœurs, la colère s’installe, tapie, prête à éclore.
Ils se disent qu’ils n’oublieront pas, qu’ils rendront justice.
Mais la justice, ici, n’a plus de visage.
Elle s’est dissoute dans la poussière, dans le sang séché, dans les cris des mères.
Et les enfants grandissent.
Ils apprennent à marcher sur les ruines, à reconnaître le son des sirènes, à distinguer le sifflement d’un obus.
Ils apprennent à haïr avant d’apprendre à lire.
Ils héritent de la douleur comme d’un nom de famille.
Leurs jeux sont faits de pierres et de peur.
Leurs rêves, de vengeance et de feu.
Un jour, ils deviendront adultes.
Ils prendront les armes, convaincus de défendre leur terre, leur foi, leur honneur.
Ils répéteront les gestes de leurs pères, les cris de leurs mères, les prières de leurs ancêtres.
Et le cycle recommencera, encore et encore, jusqu’à ce que la mémoire elle-même s’efface, engloutie par la poussière.
Alors, peut-être, un enfant, quelque part, lèvera les yeux vers le ciel.
Il verra un oiseau traverser la lumière, libre, intact.
Et dans ce battement d’ailes, il sentira quelque chose d’autre, une promesse, fragile, presque invisible.
Peut-être que ce jour-là, la machine, lentement, se remettra à battre.