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L'été d'avant : la vérité sur Sara Ventura — extrait—

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Sara s’imaginait le visage renfrogné de Salvatore alors qu’elle contemplait les yeux rieurs de ses amies. En revoyant l’image du vieil homme, elle s’absentait de sa propre soirée comme si elle s’enterrait déjà chez sa famille du Sud. Après une semaine, elle prendrait certainement la couleur des pierres du village à force d’y mourir de soleil et d’ennui. En revanche, ses camarades Lucie et Clémentine profitaient de la dernière veillée pyjama avant la rentrée de 3e.

— Oh, Sara ! Tu as vraiment de la chance de t’envoler pour l’Italie ! — s’écria Lucie en bondissant sur son matelas.

Devant son miroir, Sara déplora distraitement :

— Si seulement tu connaissais mes origines, tu comprendrais que je ne saute pas au plafond.

Pendant ce temps, Sara étudiait l’effet des plumes noires sur sa peau. Quel contraste entre le nuage duveteux et cette douceur soyeuse ! Elle releva ses cheveux en un tournemain avant d’envisager sa silhouette de haut en bas. Elle souriait sans embarras avec cette insouciance des jeunes filles chez Fragonard.

— Tu es une bombe, Sara, la chance ! — s’exclama Lucie.

— Autant s’habiller pour plaire à une porte de placard — maugréa-t-elle. — Personne ne viendra dans le village de ma famille faire la fête comme à Riccione.

Au signal de « Riccione », surgirent des feux d’artifice de rires. Pendant que les parents de Sara se rendaient au cinéma entre amoureux le samedi précédent, les trois amies en avaient profité pour découvrir Sous le Soleil de Riccione.

— Clémentine, c’est ton tour à présent — dit Sara. — J’ai enfilé les vêtements les plus attirants de ma garde-robe comme tu me l’as demandé. À toi de jouer maintenant : action ou vérité ?

— Vérité. J’avoue que je m’imagine trop souvent embrasser Vincenzo depuis que nous avons regardé le film Sous le Soleil de Riccione. Il me hante — confia Clémentine alors que sa peau de rousse s’empourprait. — Chaque nuit, je rêve que je suis dans les bras du héros en m’endormant quand je serre mon doudou — reconnut Clémentine en formant une étreinte cocasse avec la peluche ours de Sara.

Lucie leva les yeux au ciel :

— Voyons, pense que Vincenzo est aveugle dans cette histoire, Clémentine. Il ne pourrait même pas te caresser du regard contrairement au nounours…

— Cela ne fait rien — répondit Clémentine —, c’est l’acteur qui joue Vincenzo que je trouve beau…

— Qu’il soit aveugle ou aussi poilu qu’un yéti, les chances de croiser Lorenzo Zurzolo me semblent aussi faibles à Issy-Les-Moulineaux qu’à Canicatti !

Ce fut à ce moment qu’une bataille de polochons démarra. Sara arbitrait la partie entre Clémentine et Lucie du haut de son lit. Elle leur donnait l’impression d’être la seule suffisamment formée pour avoir un amoureux majeur dès cet été. Les collégiens ne l’intéressaient pas, mais depuis un mois, son père la surprenait à échanger avec ses thésards devant l’entrée de son bureau à la fac. Quand il avait présenté sa fille à l’un de ses chercheurs, le bel étudiant avait renoncé à l’idée d’offrir un café à Sara.

— Papa, tu as tout cassé !

— Mes étudiants sont des adultes — rétorquait sèchement son père.

— À ton tour, Lucie — déclara Sara.

— Vérité aussi — répondit-elle.

— Décris-nous ton amoureux idéal — exigea Sara.

— Comment garder mon sérieux avec une demande absurde comme celle-ci…

À ce moment, on entendit un grand fracas de l’autre côté de la cloison : la mère de Sara entra pour se trouver face à trois grandes enfants qui reprenaient leur souffle après un fou rire. Sara avoua à sa mère :

— Ce n’est pas moi, c’est Clémentine et Lucie qui ont commencé avec les oreillers…

 

Alessia avisa le visage des trois gros bébés énervés par leur soirée pyjama :

— Je ne veux pas savoir qui a commencé ce raffut.

Alessia agita son index en signe de refus comme elle l’aurait fait avec les enfants de son école.

Enfin, en considérant les visages rougis des adolescentes, la maman reprit avec son ton de nounou :

— Jeunes filles, je sais que vous vous amusez beaucoup et c’est de votre âge, mais arrêtez ce tapage dès maintenant.

En caressant tendrement la joue de sa fille Sara, Alessia lui confia d’un sourire nostalgique :

— J’ai eu ton âge aussi, mais tu dois comprendre le mien : ton père et moi travaillons demain, nous nous levons tôt et nous avons besoin de dormir.

Pour toute réponse, Sara éteignit la lumière. Alors, un silence complet retomba sur la maison.

Malgré tout, après quelques minutes de silence, une voix hésitante s’éleva dans la pénombre :

— Dites les filles, il est 0:00 sur le réveil… Est-ce que vous dormez ?

Sara émit un grondement de protestation contre la remarque qui rappelait la discussion précédente. Malheureusement, Lucie s’enhardissait à la faveur de l’obscurité.

— Moi, je ne dors pas — répondit Clémentine.

— Alors, en parlant de « Vincenzo le bel aveugle italien » — reprit Lucie en se jetant à l’eau —, j’ai trouvé quelque chose chez ma tante… allez-vous deviner quel est mon secret ?

— Un t-shirt de Nirvana original comme la dernière fois — soupçonna Clémentine, blasée.

— Peut-être est-ce l’un de ses posters vintage avec Leonardo DiCaprio ? — chuchota Sara.

— Non, pas du tout : un livre pour les adultes… ça s’appelle La-Sa-lo-pe-É-thi-que  — syllaba Lucie d’un ton mystérieux, comme si elle évoquait le lieu d’une carte au trésor.

— Sans vouloir te décevoir, Lucie, je crois que tu as trouvé un film porno chez ta tante plutôt qu’un manuel pour faire l’amour.

— De toute façon, tout le monde a déjà cherché sur internet comment on faisait l’amour, répondit Sara en haussant les épaules avec indifférence. Cependant, des bribes de cours de Français lui revenait en tête: 

— C’est bizarre, le titre sonne comme cette figure de style que la professeure de français nous a présentée en cours… l’oxy quelque chose… enfin, as-tu lu ce manuel finalement ? — demanda Sara, qui ne croyait Lucie qu’à moitié dans cette trouvaille étrange. 

— J’ai essayé de le parcourir, mais il est long…

— Pourquoi t’acharner alors que tu pourrais regarder un résumé sur TikTok ? — s’exclama Clémentine.

Lucie déverrouilla le téléphone portable qui éclaira son visage. La lumière de l’écran donnait à son expression une aura bleue étrange, #salopeethique.

— Ah ! tu vois bien qu’elle n’existe pas ton histoire ! Si on cherche le titre, il s’agit d’une entreprise de fabrication de salopettes — triompha Clémentine.

À mesure que l’envie de gifler Clémentine s’intensifiait, Lucie allongeait de plus en plus chaque syllabe :

— C’est un livre tra-duit — affirma-t-elle. — Regarde, je cherche avec les mots clefs en anglais, #theethicalslut et je trouve… la première vidéo… Ah ! Voilà, mon histoire existe bien puisqu’on en parle sur TikTok, regarde, j’ai la preuve que je ne mens pas.

Sur l’extrait, un garçon interviewait une fille mignonne :

— Combien as-tu de petits amis ?

La fille répondait :

— Je n’ai jamais assez de petits copains.

Les amies repassèrent le court extrait en boucle jusqu’à ne plus avoir envie d’en rire.

— Voilà une fille comme toi, Sara — affirma Clémentine en se tenant les côtes.

— Ah ! non, moi je n’ai jamais assez d’admirateurs — répondit Sara —, c’est complètement différent.

Clémentine riait plus doucement.

— La vérité se dévoile : Sara Ventura est une allumeuse !

 

Sara rougit sous le coup de l’affront pendant que Lucie jouait avec la lumière bleue de l’écran. Elle s’était assise dans la posture de Yoda, mais à cet instant, elle ressemblait plutôt à Miss Peregrine.

— Arrêtez les filles, déclara-t-elle sévèrement — je ne vois pas pourquoi nous devrions nous traiter de « salope » ou « d’allumeuse » entre nous. Je vous propose de remplacer le mot « allumeuse » par le terme « fille qui a envie d’attirer l’attention » et « salope » par le terme « fille qui fait strictement ce qu’elle veut ».

À partir de là, nous pouvons exprimer les choses respectueusement : par exemple, Sara aime bien attirer l’attention alors que moi je désire faire ce qui me plaît. Or ce besoin ne fait ni de Sara une « allumeuse » ni de moi « une salope ». La seule insulte que j’accepterais serait « jolie garce » parce que je trouve que c’est un compliment.

—  Alors tu veux réellement imiter une rappeuse comme Shay ? — avait demandé Clémentine avec incrédulité, tu ne lui ressembles pas, tu es tellement discrète Lucie…

— Je voudrais devenir une « garce » parce que c’est simplement la version féminine d’un « gars ». Une garce se conduit comme un garçon et je voudrais me sentir libre de faire ce qui me plaît de la même façon que n’importe quel mec. Dans la loi, c'est le cas, dans les faits, la réalité hurle le contraire. 

— Oh, Lucy, ne me dis pas qu’avec ton côté « garçon manqué » tu préfères les filles ? — s’exclama Clémentine.

— Ça ne m’est jamais arrivé de ressentir de l’attirance pour une fille, réfléchit Lucie à voix haute, si j'avais pu choisir, j’aurais nettement voulu être un homme pour faire les choses à ma façon.

— Mais alors, pourrais-tu succomber aux charmes d’une demoiselle ? Tu ne réponds pas à la question — demanda Clémentine en considérant Lucie d’un air de plus en plus inquiet.

— Je ne me suis toujours pas découvert de désir vis-à-vis de mes camarades de vestiaire et à vrai dire, je m’en moque un peu. Ma seule volonté serait de vivre comme mon ami Alban. Vous savez, les garçons ne sont pas différents de nous, malheureusement, nous mettons au premier plan les oppositions de surface qui dépendent des hormones.

— Mais Alban pour toi, c’est presque une fille, tu avouais toi-même que c’était presque ta meilleure amie…

— Je veux garder intacte l’amitié que j’ai toujours eue pour lui mais c’est compliqué. Nous n'avons plus les mêmes centres d'intérêt tout simplement. Par exemple, Alban ne se demande pas comment porter des plumes de cygne sans ressembler à un poussin comme toi Sara. Il ne craint pas d’être attirant jusqu’à en être provocant ou se faire traiter « d’allumeuse » comme toi Clémentine. Il vit sans prise de tête. Il décide de faire du « stop » pour aller de la maison d’un ami à chez lui quand sa trottinette ne marche pas : lui ne se fera pas traiter d’allumeur parce qu’il accepte qu’on le reconduise à sa porte. Notre situation de fille est injuste. Parce qu'au lieu de prendre de l'assurance comme nos camarades, nous restons aussi craintives que des enfants pour notre sécurité. Il faut toujours être raccompagnée, moi je dois surveiller ce que je fais tout le temps par crainte d’une insulte ou même pire…

— C’est bien ce que je dis, affirma Clémentine. Alban peut faire ce qu’il veut, car il n’est pas comme nous: c'est un garçon!

—  Mince! Tu ne te rends pas compte ! Si nous employons nous-mêmes le mot « allumeuse » ou encore le terme « femme fatale» les unes pour les autres, nous admettons que nous causons le désir ou le malheur des hommes.  Je ne suis pas d’accord avec cela, car chacun devrait assumer la charge de son désir. À mon avis, c’est le problème des hommes si leur désir s’allume et ce n’est pas notre rôle de l’éteindre. — Qu’ils se débrouillent !

Enfin, contrairement à vous, je ne ressens ni besoin d’admirateurs ni besoin de me sentir remarquée par Lorenzo Machin. Je ne suis pas effrayée d’être toute seule.  Au contraire, honnêtement cet été, je voudrais devenir pire que Mercredi Addams.

Un silence remplaça toute réponse.

— Mais alors tu n’es plus notre amie si tu veux rester seule ? —  demanda Sara.

Lucie prit une voix étrange :

— Je crois que l’on peut rester proches même si je ne vous ressemble pas. En tous cas, nous n’aurons pas quatorze ans toute la vie : nous avons le devoir de découvrir qui nous sommes avant que d’autres ne nous l’imposent. Cet été pourra changer notre avenir : dans dix ans nous ne serons plus les mêmes. Alors, faisons un vœu comme devant les étoiles filantes.

À ce moment, trois paires d’yeux contemplèrent les étoiles phosphorescentes collées au plafond de la chambre. Le silence s’étala dans la nuit noire.

— Est-ce que chacune a fait son vœu » ? demanda Lucie. Clémentine et Sara émirent le bourdonnement habituel qui valait leur approbation.

— Alors, rendez-vous avec la vérité en septembre. Nous verrons si nos vœux se sont réalisés ».

À cet instant, un coup fulgurant retentit derrière la cloison :

— Arrêtez ce cirque, les gamines ! — tempêta le père de Sara — j’ai une soutenance de thèse demain ! 

Ainsi, au cœur d’un silence de mort, le compte à rebours nommé « étoile filante » fut lancé sur le portable de Sara Ventura.

AE. Myriam 2024

myriam.ae.ecriture[at]gmail.com


Publié le 15/06/2024 / 21 lectures
Commentaires
Publié le 15/06/2024
J'aime beaucoup ce texte qui nous rassemble encore Myriam. J'ai d'abord noté ton " jolie garce". Je ne sais pas si tu avais lu mon texte "Le dragon de Komodo". Elle en est la protagoniste. C'est intéressant de voir ici que mon point de vue d'homme sur la question rejoint le tien. Ensuite il y a cette phrase "En tout cas, nous n’aurons pas quatorze ans toute la vie : nous avons le devoir de découvrir qui nous sommes avant que d’autres nous l’imposent. Cet été pourra changer notre avenir : dans dix ans nous ne serons plus les mêmes." Elle m'a rappelé le thème que j'ai développé dans "Ambre gris", l'impact de notre adolescence et notre capacité de résilience face aux diktats sociales. J'ai aussi beaucoup aimé ce moment où les filles se parlent dans le noir. Tu aurais pu m'emmener plus loin encore, je crois. On se rappelle tous ces moments où on parle tout bas dans le noir, joie de la résistance envers l'autorité. ;-)
Publié le 16/06/2024
Merci pour ta lecture. Je veux raconter les histoires de Sara pour un petit garçon de 11 ans qui se débat avec des questions compliquées dès sa fin de CM2. Au rythme où j’écris il aura 14 ans bientôt. Les références aux trouvailles, aux films à la musique aux virées sur tiktok sont celles qu’il me rapporte. Si malgré la longueur et les références ado que je ne maîtrise pas de première main, cet extrait t’as parlé, je suis contente. Je vais lire tes textes.
Publié le 16/06/2024
Je trouve aussi que depuis ce texte et le précédent, la forme s'est bien améliorée. ;-)
Publié le 17/06/2024
“ nous avons le devoir de découvrir qui nous sommes avant que d’autres nous l’imposent”, j’ai beaucoup aimé. Tu as une vraie facilité à écrire et surtout décrire cette jeunesse en proie aux doutes, entre légéreté et gravité. Je n’ai pu m’empêché de penser à à ton histoire très réussie également du Sunset Palace, car derrière les gamineries, il y a surtout des gros sujets qui sont abordés, et une nouvelle fois et c’est tant mieux, sur l’invisible violence des mots et du jugement de l’autre. A suivre, merci.
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