Dès qu’arrive l’été qu’il fasse beau ou mauvais, je pars en vacances avant le départ officiel. Je suis de celles qui poussent la beauté jusqu’à l’héroïsme et l’aventure jusqu’au ridicule. La nouveauté m’attire par principe et la tradition m’ennuie par conviction.
Hélas, je suis née sous l’influence néfaste des changements de saison ; mon caractère frivole cherche les paris risibles : alpinisme sur rocher à l’aide de tongs à talons, postures d’équilibre sur un surf, vol en deltaplane tracté par bateau. Chaque été, j’ai tout fait, tout vu tout usé. Suis-je désabusée pour autant ?
Non, car la vie serait terne sans mes caprices. Autant d’essais, autant d’aventures ; mais, non, rien de rien, non je ne regrette rien ; ni le vol en deltaplane auquel manque le kérosène pour s’éviter un plongeon en mer ; ni le Stand « Plouf » Paddle ni la perte d’un talon de tong dans les sables du Finistère.
Cet été, j’ai jeté mon dévolu sur la bizarrerie à la mode : le SPA forestier. Une folle semaine m’attend. Je me trouve dans un « Glamping » pour passer des vacances vertes. Derrière le mot « Glamping » vous aurez reconnu l’attelage audacieux du camping et du glamour. Il fallait oser.
Pourtant, je devine que vous me comprenez… Les paradoxes seront toujours préférables aux préjugés, n’est-ce pas ?
À la manière dont le mariage « champêtre chic » évoque la chaleur du bois sans l’odeur du purin, le « Glamping » propose l’expérience de la cabane sans l’odeur de la friture. Je signe donc pour une semaine de désert social comblée de vie spirituelle.
Rentrez seule en vous-même pour découvrir le chemin mystérieux. Perdez-vous dans un sentier de plus en plus étroit où les essences de bouleaux, de châtaigniers et de chênes se resserrent sur vous. Laissez votre regard embrasser les roseaux qui ploient sous la douceur du vent. Le soleil caresse tendrement votre peau lorsque soudain, vos yeux repèrent ce qui ressemble à une scène de crime signalée par un cordon de sécurité : « interdit : ne franchir sous aucun prétexte : zone de tir ».
Je vous vois écarquiller les yeux : serait-ce un avertissement prémonitoire ? Mais non, ravisez-vous, ce refuge près du lac est exempt de chasseurs : le tir à l’arc attend seulement les futurs vacanciers.
Contemplez les ruches dans la prairie ; l’atmosphère bourdonne paisiblement face à des canisses. Dans ce lieu agréable, vous pouvez chiffonner la lavande avant de la porter à vos lèvres. Près du lierre, vous pouvez cueillir des framboises trop acides mais peu importe vous aimez tout, vous voulez goûter à tout, car l’été a bon goût.
Sous vos pas surgissent les abeilles et naissent les fleurs, vous avancez avec l’éclat de Vénus ; la nature jaillit sous votre pied léger. Vous fermez la porte de l’enclos de branches derrière vous. Chut ! Vous êtes dans le SPA forestier.
Appréciez ce petit Trianon dont vous seule détenez la clef. Essayez de ne pas perdre la tête en passant. Le chemin des fleurs s’écarte soudainement : à gauche, deux petites cabines cylindriques, à droite, une cabine de douche en bois aussi ronde que le sauna en pierres sèches à ses côtés.
Vous entrez dans le vestiaire comme dans la caisse d’un carrosse, à l’aide d’un marchepied tout en baissant la tête. Le bois a un parfum fruité qui flotte dans l’air, la voûte en berceau s’élève comme un cocon.
Vous renoncez au premier sauna à 75° dont la porte est assiégée par les lézards. Le deuxième « sauna pierres sèches » 65° semble en panne avec sa porte ouverte. Vous trouvez un choix tempéré, sage et raisonnable dans la troisième option : un baquet baptisé « bain finlandais » à 38°. Vous y accédez par un escabeau très instable après avoir vous-même enlevé la couverture en polystyrène qui vous tombe sur les pieds.
Cependant, la magie opère. Vous devenez aussi délicate qu’Agnès Sorel, perdez vos yeux dans un nuage jusqu’à vous sentir légère comme l’air, comptez les ronds dans l’eau des demoiselles au vol mécanique et délicieux. Hors de question de sortir toutes les 15 minutes pour s’asperger d’eau froide comme le panneau le conseille. Si vous étiez déjà une femme légère, vous devenez bien trop aérienne. Vous êtes devenue ce que vous contemplez : un nuage sous le vent.
Alors que le temps s’allonge en apesanteur, une voiture de golf apparaît à l’extrémité de votre champ de vision. Sans doute, « l’expérience comblée de vie spirituelle » que vous recherchez se trouve dans la solitude.
L’idée d’une idée s’ébauche par la suite, « nos cœurs sont comme des temples spirituels dont il faut prendre s... » mais vos réflexions s’entrechoquent. La mollesse intellectuelle triomphe en un bâillement.
Si vous cherchez une expérience éthérée, c’est manqué. La trivialité s’entête et la voiturette de golf demeure dans votre angle de vue : les fameuses contraintes du réel.
« Ah, oui, cette voiture vient-elle pour l’accès PMR ou bien l’entretien ? »
Cette question n’ayant aucune incidence avec votre flottaison, la réponse vous sera indifférente. Que votre paresse d’esprit endorme ces raisonnements… vous auriez dû laisser le discours au vestiaire. Qu’il se désarticule en mots ! Écoutez les syllabes s’effriter en atomes, sentez mourir les sons sur vos lèvres : haïssez la raison.
Là où vous vous trouvez, tout est bon à sentir. L’harmonie de la mélodie des oiseaux, l’accord du vent dans les feuilles, les lignes géométriques des fougères, tout semble aisé, simple et juste.
Tout serait à voir mais vos yeux se ferment par nécessité ; si vous ne voyez plus, vous sentez la beauté. Allons, si le sommeil est naturel, il ne peut être mauvais et vos paupières sont bien lourdes. Même si le temps au paradis est limité à soixante minutes, personne ne vous oblige à rêver en tenant une balle au-dessus de votre bain. Vous n’êtes pas Aristote. Dès que vos muscles se relâcheraient assez pour laisser tomber la balle, vous seriez quitte pour un réveil dynamique dans un « splash » d’eau froide. L’eau est à température constante, abandonnez-vous, le mouvement de diastole et de systole de votre cœur tiendra lieu d’un rythme sur vos tempes, un rythme qui ralentira à mesure qu’une torpeur délicieuse s’abattra sur vous.
Cependant, l’image de cette voiture de golf persiste ridiculement sur votre rétine. Vous l’apercevez tourner sur elle-même alors que vous vous abritez derrière les lances invisibles de vos cils.
Soudain, vous n’êtes plus seule au paradis. Un homme descend de façon cavalière. Vous lui devinez le caractère pénible de l’employé zélé. L’importun juché sur votre enclos prétend attirer l’attention avec de grands gestes. Il espère un atterrissage de votre part. Dommage. Vous planez trop haut parmi les nuages alors que votre âme se souvient d’être infiniment belle. Souvenez-vous cependant que votre corps existe dans toute sa pesanteur terrestre : même si vous vous dissimulez parmi les fougères, le Zorro du Glamping insistera pour vous sortir de votre rêverie.
Voilà comment le charme du SPA forestier se trouve rompu et vous assistez au drame : à la surface de l’eau l’image d’Agnès Sorel s’anamorphose en Madame Michu alors que l’aquarelle du Petit Trianon s’efface sous la pluie : votre SPA forestier s’est transformé en citrouille.
Le quidam sur la barrière demeure en place puis grimace : il est pugnace. Voilà l’économe du Glamping à l’œuvre. Il hasarde un « toute cette chaleur qui s’en va dehors par cette porte ouverte, c’est gênant » en haussant les épaules.
À présent, votre conscience est claire. Votre paresse semble l’égoïsme personnifié. Oui, inutile de vous cacher comme un singe derrière ses mains, on vous voit, tout le monde n’a pas la chance d’être une sainte : votre vie spirituelle est un vide spirituel avec un trou noir au centre de votre ego : la flemme.
Qui rencontre Dieu en rencontrant la Nature de nos jours ? Pas vous. En entrant en vous-même, l’expérience de transcendance sonne creux comme dans l’intérieur d’une cloche. Une fois seule, vous réinventez la fainéantise ; celle qui subsistera jusqu’à votre mort comme chez Camus l’invincible été.
Certes, vous préférez la vie pétillante mais cette existence impose de flotter à la surface des phénomènes pour se reposer des plaisirs : vous adorez les formes, les mots et votre épiderme rebondi. Vous aimez à la folie ce qui doit périr, le tourbillon des sensations et l’infini des possibles. Assumez la rançon de la vie légère : jouissance, ennui et déception. Trouvez donc quelque raison de décence de derrière les roseaux afin que l’homme à la voiturette cesse de vous rabâcher la nécessité de vous lever.
Déjà, imaginez une histoire de drap de bain qui tombe, de haut qui s’envole ou de bas qui disparaît. Toutes les excuses se vaudront pour que triomphe l’apesanteur sur la gravité. Faites l’abrutie jusqu’à faire peur, jouez à l’étrangère qui ne comprend pas, à la désespérée qui a perdu son sonotone : faites enrager celui qui vous assomme ; réveillez le paresseux dans le fonctionnaire zélé : qu’importent les moyens : flottez bravement sur les apparences, elles sont si jolies, pourquoi changer de cap ?
Après quelques tentatives infructueuses, l’attentif du gaspillage cesse de gesticuler en montrant la porte ouverte du sauna de pierres sèches. Vous lui avez enseigné l’impuissance, comme il doit être déçu !
Entre nous, il pouvait toujours vous tympaniser depuis la barrière avec son soin empressé autour de son domaine : vous ne vous seriez jamais levée d’un bain à 38°. Vous avez bien mérité le silence nécessaire au repos. À la façon dont les objets retombent vers le sol, chutez vers la paresse avec gratitude puisque c’est le lieu naturel de votre âme entre deux plaisirs.
AE. Myriam 2024
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