Ma semaine de travail achevée, il me restait malgré tout un poids sur le cœur. Alors que j’oubliais ma journée près du lac, j’aperçus Marie-Gabrielle en passant sur le parking : elle tenait en équilibre sur une basket pour contraindre des bagages à entrer dans sa voiture avec l’autre pied.
Marie-Gabrielle réchauffait l’air à force de godiller :
Ce matin en sortant du SPA, je lui avais confié que quelqu’un rôdait autour de nos cabanes depuis plusieurs jours. L’œil aux aguets, j’essayai de savoir qui nous épiait.
Je reprenais ma promenade vers les ruches sans m’inquiéter pour son avenir : une femme capable de dormir sur l’eau d’un SPA surnagerait partout ailleurs.
Soudain, Marie-Gabrielle fit claquer le coffre de sa voiture. Elle demanda abruptement :
Un sourire amusé fendit son visage :
Marie-Gabrielle fuyait la pesanteur en flottant à la surface de l’eau ou en s’envolant. À présent, sa voiture portait des ailes. Je méconnaissais la destination et Marie-Gabrielle ignorait où elle allait. En route, elle s’avisa de la disponibilité d’une suite « Ciel de Soie » qu’elle semblait connaître, car il fallait bien dormir. Nous venions de sortir d’une zone blanche quand elle s’inquiéta de dîner :
Marie-Gabrielle riait nerveusement alors qu’un silence gêné se fit entendre au bout du fil.
En arrivant, je constatai que l’hôtesse avait tenu parole : les plateaux de douceurs nous accueillirent sous de grands couvercles mystérieux. Nous passerions la soirée sur la branche, toutefois après un dîner de desserts, nous ne serions pas légers, mais ramollis…
Marie-Gabrielle s’en défendit :
Je posai les affaires, elle défit ses bagages puis apporta les plateaux : assise en tailleur, Marie-Gabrielle sortit son joli masque de nuit.
La perspective de donner la becquée à Marie-Gabrielle ne m’enchantait pas, mais je cédai à ses enfantillages : ce bel oiseau rare tiendrait fermement son masque sur ses yeux, goûterait les desserts puis prononcerait un verdict de légèreté.
J’avais remarqué que ma compagne de jeu voulait absolument à se voiler la face en toute occasion, mais ce soir elle pouvait réaliser son rêve dans la soie. Une liberté de choix aurait plombé son envol alors que l’ignorance lui donnait des ailes.
Ce fut à cet instant que selon Marie-Gabrielle, la frivolité bascula de la gourmandise vers le blasphème. Les vapeurs du Limoncello achevèrent de rendre les devinettes éthérées. Quand Marie-Gabrielle prit la communion à la bouche ; un mystère s’y déposa.
Voici une bouchée de la dernière légèreté. Nous reprenions du Limoncello ; j’extravaguai tout à fait.
- Je suis le dernier nuage du ciel : je suis doux, fondant et je m’effrite : devineras-tu qui je suis ?
- Ô Légèreté, je crois te reconnaître dans la peau d’un sablé !
- Non, je ne suis pas incorporé sous cette forme, cette fois, j’ai décidé de m’incarner en mille-feuille…
- Oh ! Comme tu te caches divinement bien en pâte feuilletée ! s’écria-t-elle.
- Me mangeras-tu ?
- Oui, Légèreté, je recevrai ton corps !
- Petite parieuse, tu m’aimes déjà sans me découvrir. Je suis léger, mais plus épais que les nuages précédents : je suis celui qui vole au gré du vent…
- Légèreté, j’ai reçu ta grâce, je me suis assimilé à toi, tu t’incorpores à moi et donc… je deviens…
- Théoriquement… tu devrais devenir « un mini vol-au-vent à la chantilly » .
Après cette méchante parodie de communion, je déclarai avec une solennité ébrieuse :
- Marie-Gabrielle, tu as éprouvé le mystère de la Légèreté en trois nuages alors on peut dire que tu adores la Légèreté, tu es devenue une docteure en Légèreté, c’est bien simple quand je vois ton visage, je crois que tu devrais être béatifiée.
L’alcool du Limoncello tyrannisait nos esprits.
« À mon tour » annonça-t-elle.
La partie de colin-maillard terminée, Marie-Gabrielle remit les plateaux sur la table extérieure comme on remiserait un jeu de croquet dans une sacristie.
Soudain, elle prit le parti d’un bain bouillonnant qu’elle colora de rouge. Après l’amour, elle alluma sa cigarette, mais dès que j’aperçus son brûlot, effrayé, je jetai l’engin de mort dans l’eau du bain.
Marie-Gabrielle m’observa d’un air narquois.
Mais Marie-Gabrielle arrêta mon geste d’un « Ne me touche pas ! ». Je venais de lui dire qu’elle était un tombeau pour mon cœur ou quelque chose comme cela, elle s’était sentie insultée car chez elle la déception succédait au plaisir. Elle m’exécuta d’un regard sans tendresse, s’impatienta, appela le service d’étage, s’étonna de l’absence de champagne et le fit monter.
Mon ennui et sa volonté nous rapprochaient, le vide nous unissait et le destin n’y semblait pour rien. Je soupçonnai Marie-Gabrielle de craindre la solitude. Elle préférait être mal accompagnée plutôt que seule.
Dans notre suite « Ciel de Satin », tout apparaissait sans même désirer.
On frappait et le champagne arrivait.
Soudain, j’entendis une sonnerie brutale, stridente et pénible : le téléphone. Marie-Gabrielle reçut l’appel puis retourna à sa dispute conjugale précédente comme Sisyphe retournerait rouler sa pierre.
À présent que j’avais l’estomac plein et la gorge nouée, notre dîner de gourmandises m’appesantissait. Après tant d’alcool, ma tête était lourde et je retrouvai le même poids sur le cœur que pendant ma promenade. La soirée passée, cette folle journée s’achevait alors que mon week-end de repos commençait à peine.
AE. Myriam 2024
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