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L7PC 7 : L'orgueil

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Ce texte participe à l'activité : Les 7 péchés capitaux

Moi, je m’appelle Antoine Vaufrilard. Vous me connaissez déjà comme directeur du camping, mais je cache d’autres talents. Depuis ma nomination comme membre d’honneur du G.A.G, le Groupe Animation Géographique communal, vous m’avez vu à la télévision locale. Petit à petit, j’apparais connu et reconnu dans le paysage Yonvillais. On m’a même approché à deux reprises pour intégrer la loge maçonnique locale. Bref, je deviens un incontournable. 
Par exemple, vendredi dernier, le garde-forestier est venu me trouver parce qu’il voulait faire partir une résidente de mon camping. J’y vois la preuve que je suis non seulement indispensable comme directeur de la plus grande entreprise locale, mais également que, grâce à mon expérience, j’ai l’étoffe pour devenir le numéro 1 de Yonville. En effet, j’ai également le bras long grâce à l’appui de mes amis du G.A.G, ainsi, je pourrais même devenir « maire » aux prochaines élections. 

Cependant, si vous enviez mon poste à responsabilités, n’oubliez pas que derrière le titre prestigieux de « Directeur » se cache une mission peu gratifiante : la gestion des « pénibles » de tous poils. Le rôle de médiateur vous place sans arrêt en position de force mais il faut aimer pratiquer des abrutis quotidiennement. Un sport. 
Ma matinée va s’ordonner ainsi : 
- 1er pénible de la matinée : mon employé « gigolo » à licencier. 
- 2ème pénible : Un client qui réclame le remboursement de l’intégralité des nuitées de sa femme au camping. 

J’espère que ces casse-pieds seront sortis de mon bureau pour 10 h 30 au maximum. Alors, j’aurais le temps de rechercher dans la pile des CV un nouveau superviseur des activités nautiques qui ne sera pas tenté de jouer les « gigolo » avec mes clientes. J’essaierai de trouver un maître-nageur sérieux à la mine honnête (c’est-à-dire laid) en regardant les photos des candidats.  
À présent, admirez ma maestria. 

 

9 h : Gestion du 1er pénible :

 

Je convoque le beau-gosse de service pour le licencier. Je veux le virer pour faute grave. Son bon sens relationnel apparent ne dissimule pas son absence de distance avec les clients. Il a couché avec Madame Robinson puis il a récidivé en désobéissant à mes ordres. J’y vais franchement. 
- Benjamin, jusqu’à présent, j’étais satisfait de ton travail. Cependant, depuis quatre ans, tout le monde trouve que tu te montres de plus en plus arrogant avec ton attitude de “je veux en mettre plein la vue” et “je suis Monsieur Parfait, l’indispensable”. Cela devient pénible pour l’équipe. De plus, si tu continues à te comporter de manière inappropriée pendant les heures de travail, tu franchis une ligne rouge. Je t’ai déjà averti la semaine dernière, et malgré cela, tu as récidivé ce week-end ! C’est une faute grave qui justifie un licenciement.

Les yeux de Benjamin s’agrandissent en trahissant une peine douloureuse.
- Oh ! Monsieur Vaufrilard, je ne m’attendais pas à ça… j’ai seulement voulu vous arranger sans compter mes heures de travail. C’est vrai, j’ai essayé de me montrer toujours disponible même en dehors de mon service pour résoudre les problèmes des uns ou des autres. Alors la distance… j’ai donné le maximum pour satisfaire les besoins des clients. De plus, il n’y a eu que de bons avis sur l’équipe d’animation du camping, regardez sur Tripadvisor, d’ailleurs je suis cité dedans. 
Benjamin se défend bien n’est-ce pas ? Dites-vous pourtant que cela ne changera rien à ma décision. Il faut qu’il parte. Benjamin delenda est. Il réitère ses excuses mais c’est trop tard : nous sommes trop de deux dans ce camping, c’est lui ou moi et ce n’est pas ma faute, je préfère moi-même donc je le vire.  
- Ce qui s’est passé avec Madame Robinson dans les vestiaires du SPA était une erreur de ma part et je vous assure que cela ne se reproduira plus, Monsieur Vaufrilard.
- Cela ne se reproduira plus, c’est certain Benjamin…  
Évidemment que cela ne se reproduira plus puisque je vais le virer. Je lui assène cette phrase avec un air ironique. Il devine à présent où je veux en venir. Il s’agit bien d’une exécution en règle sous couvert d’objectivité. 
- Je n’irai pas par quatre chemins, personne ne te demandait de « satisfaire » une cliente de cette façon. Dis-toi que je n’embauche pas de « gigolo » mais des employés obéissants. Considère cet entretien comme préalable à un licenciement pour faute grave, je pense que tu me comprends à présent.
Je considère Benjamin avec le dédain qu’il mérite, le regardant tomber des nues et s’abîmer dans le désespoir. Il m’inspire colère et dégoût car je méprise les orgueilleux. Visiblement, « la gueule d’ange » ne s’attendait pas à ce revers. Ce doit être la première claque de sa carrière. Bien fait Monsieur Parfait ! Il y a un début à tout. 
- Avec le nombre d’heures supplémentaires non rémunérées que j’ai fait pour vous, vous me virez pour trente minutes d’égarement ! Je vous trouve franchement injuste avec moi. 
Benjamin s’étonne comme s’il avait oublié que j’étais le patron. Il boude, il s’apprête à se lever comme pour sortir mais se ravise puis soudain, il comprend le jeu auquel nous jouons. Un éclair traverse son regard. Il se penche vers moi et son ton de voix s’abaisse pour devenir étrangement mesuré. 
- Ma mère répète sans arrêt, quand on veut tuer un chien, on dit qu’il a à la rage. Vous vouliez déjà me virer, avouez la vérité, vous aviez seulement besoin d’un prétexte.  Je crois que vous êtes jaloux parce que vous vouliez vous la faire Marie-Gabrielle Robinson, vous aviez dit que si vous aviez mon âge la dernière fois, vous auriez bien…
Je toussote. Benjamin marque un point et je le sais. Je me recroqueville dans mon costume en brisant sa phrase contre une façade grise de neutralité.  
J’offre un sourire condescendant en compensation.  
- Ce n’est pas grave Benjamin. Laisse tomber, tu sais, cette situation n’a rien de « personnel ». Les fautes arrivent, tu en trouveras d’autres dans ta vie. 

Les yeux de Benjamin étincellent de rage. Il devient rogue. 
- Combien de personnes avez-vous liquidées ainsi ? 
Je feins l’incompréhension puis je me drape de la dignité du prélat outragé.
- Penses-tu que c’est toi qui décides ici ? Ce n’est pas toi le patron, c’est moi. Tu devras t’excuser auprès des époux Robinson si tu veux garder ton poste. À l’issue de l’entretien avec Monsieur Robinson, je passerais peut-être l’éponge sur ta partie de jambe en l’air… peut-être… mais je ne garantis rien…
Mes lèvres dessinent une moue sceptique. En laissant planer un doute, ma stratégie est simple : agiter un croque-mitaine face à mon employé tout en lui laissant un ultime espoir de se rattraper. Les hommes possèdent naturellement une aversion à la perte et la peur de perdre transforme n’importe quelle personne en marionnette facilement gérable. Benjamin agira comme je souhaiterai pendant l’heure à venir car personne n’agit contre son intérêt donc à sa place, je m’écraserais franchement. Tu as perdu Benjamin.
Cependant qu’il contemple sa défaite, nous restons silencieux tous les deux. Je dévisage sa mine obstinée alors qu’il croise les bras : on dirait bien qu’il m’en veut le môme. Qu’importe qu’il m’en veuille s’il m’obéit et si j’arrive à le faire filer droit. C’est moi le patron ici ! 

 

9 h 30 : entrée en scène du deuxième pénible de la matinée.  

 

On frappe à la porte de mon bureau. Quelques secondes plus tard, Monsieur Robinson réalise une superbe entrée. Marc Robinson affiche une figure compassée, exactement celle que je lui imaginais en lisant ses mails de réclamation. Il tient à son bras sa femme, splendide comme d’habitude et trop belle pour lui, évidemment. Aujourd’hui, Madame Robinson est vêtue d’une robe fourreau ajustée. Son corps s’y dessine comme une lame aux formes acérées. Sous le fourreau rouge sang qui danse devant mes yeux, je vois que cette femme s’apprête à poignarder. Mais la question demeure : qui poignardera-t-elle ? Je reconnais la célèbre « robe de la revanche » et la robe crie : « je suis à nouveau libre, contemple ce que tu viens de perdre, idiot ».
Malgré le feu rouge inquiétant dont s’enveloppe Madame Robinson, son chignon auréole sa figure de madone. Le soleil du matin, filtrant à travers les fenêtres du bureau, éclaire son visage comme un vitrail, projetant des éclats rubis sur le sol et créant une scène digne du recueillement qui règne dans une église lors d'une messe huitaine. Les traces rougeâtres au sol me semblent inquiétantes. Pourtant, à mesure que Marie-Gabrielle oscille de droite à gauche pour trouver son assise sur le fauteuil, elle distille un sillage agréable de pêche et de vanille dans mon bureau. «Angel », le parfum de ma femme, un mélange doux et provocateur s'enflamme de façon démoniaque au contact de la peau d’une femme pareille. 
Madame jette un regard amusé à Benjamin qui se trouve assis face à moi. L’autre idiot sourit aux anges alors que je voulais qu’il s’écrase devant Monsieur. Raté. Au contraire, Benjamin admire Marie-Gabrielle avec une connivence émouvante. Quant à Madame, elle bat des cils en cherchant la pause la plus avantageuse pour s’asseoir. À ce point, l’archétype prend le pas sur la femme, elle n’est plus qu’un archange gracieux à l’aura menaçante. 
Autant avouer que je me sens à l’aise comme un proviseur recevant deux élèves dans son bureau face à un père d’élève récalcitrant. D’autant plus à l’aise que je n’ai jamais été proviseur. Pendant que les deux amoureux se sourient, le mari de Madame tire la gueule et moi aussi. C’est mal parti pour notre conciliation.
À mesure que je détaille le très stoïque Marc Robinson, je lui trouve l’air aussi ringard que Gomez dans la famille Adams. L’homme n’a rien pour lui. Son teint cadavérique s’avive d’une brioche qui fait valoir les tablettes de chocolat de Benjamin face à lui. Comme dirait ma fille, selon l’expression de Mortelle Adèle, ce mec est clairement un nazebroque. Alors, brioche à ma gauche ou tablette de chocolat à ma droite, Madame ? À moins qu’elle préfère la brioche en semaine et le chocolat pour le week-end, allez savoir… Madame semble indécise et la situation qui nous embarrasse tous les trois l’amuse comme une petite folle. Quelle peste ! Elle n’arrête pas de rire et jette de l’huile sur le feu. Son rire cristallin résonne en joyeux trilles et chaque mot qu'elle prononce poignarde davantage son mari. 
Le faux Gomez Adams lance une première attaque inefficace sur Benjamin. 
- C’est vous qui vous faites payer des nuits d’hôtel par ma femme ? Vous n’avez pas honte ! Vous dévoyez une femme mariée, c’est scandaleux ! Je ne me tairai pas. 
Monsieur Robinson hurle en pointant vers Benjamin un index accusateur.
Nous laissons tous son hurlement s’enfoncer dans le silence comme dans la vase. Le missile s’enlise car aucun éclat n’en jaillit. En tournant mon crayon à papier, j’affirme avec calme derrière mon bureau :
- Eh bien, dites-nous, Monsieur Robinson, nous vous écoutons…. Que réclamez-vous au juste ? 
Je dévisage Marc Robinson d’un air placide alors qu’il reste muet comme une carpe. Je m’efforce de l’aider à conserver une approche rationnelle. 
Votre réclamation porte-t-elle sur le prix de la nuit d’hôtel que votre femme a payé vendredi soir, Monsieur Robinson ? Si c’est le cas, Madame pouvait rester au camping : un logement de remplacement lui était proposé en attendant les réparations de son bungalow. Votre femme a choisi de s’offrir une nuit dans un hôtel haut de gamme, c’est son choix, pas celui de notre camping. Nous ne vous réglerons aucun dédommagement. 
L’épouse renchérit en enfonçant le poignard jusqu'à la garde. 
- Oui chéri, j’ai choisi de partir dans cette chambre que tu m’as toujours refusée, je m’offre moi-même les cadeaux que je ne reçois pas, comme ça c’est plus simple pour tout le monde ».
Monsieur fait mine de ne pas entendre l’affirmation de Madame. Il insiste alors :
- Mais votre employé a profité de l’argent de ma femme en partant une nuit avec elle !
Je rêve ! Il pense donc que Benjamin aurait dû payer la nuit d’hôtel… Ici, j’attendrais que Benjamin baisse les yeux comme un enfant de chœur pris en flagrant délit de bêtise. Après tout, ça le regarde cette facture de nuit d’hôtel. Mais lève-t-on la tête d’un air bravache quand on est surpris à glisser du haschich en douce dans les encensoirs d’une église ? Non, normalement, on la boucle.
Malheureusement, Benjamin se montre insolent. Sa mèche de cheveux rejoint sa lèvre supérieure d’un trait vindicatif. Notre gueule d’ange pourrait-elle défendre l’indéfendable ? Par exemple, soutenir que mettre de la « beuh » dans les encensoirs, c’est de la charité chrétienne ? Affirmer que s’envoyer en l’air avec Madame Robinson constitue un acte de correction fraternelle pour leur couple ?
Avez-vous vu cette lueur étrange qui apparaît furtivement dans le regard de Benjamin ? J’y croise une exaltation noire et déterminée qui m’effraie. Comme il comprend que tout est perdu, Benjamin veut mettre le feu aux poudres. Fichu pour fichu, autant que tout s’anéantisse en beauté ! En lançant cet incendie, il espère un beau feu de joie. Benjamin tient à ce que sa défaite soit aussi superbe que sa réussite. Qu’il se plante ou qu’il réussisse, Benjamin le fera avec élégance.
- Monsieur Robinson, ravi de vous rencontrer. Votre femme m’a tellement parlé de vous !
Benjamin tend la main à Robinson qui ne sait qu’en faire et propose une poignée de main molle. Ce geste de politesse déstabilise tout le monde. Benjamin n’a que 22 ans mais la valeur n’attend pas le nombre des années. Les titres ne l’impressionnent pas davantage que l’âge. Certes, mon employé fait partie de ces âmes nobles qui respectent tout le monde, de l’éboueur au Directeur. Cependant, il vit dans la vie comme si tous les hommes étaient égaux. Autant dire qu’il se cassera le nez. Inutile de préciser qu’il aura du mal à respecter la hiérarchie, c’est le gars du Sud qui signe ses contrats d’homme à homme, les yeux dans les yeux. Alors il ose tout :
- Marie-Gabrielle est libre de faire ce qu’elle veut mais si vous craignez que votre épouse ne divague, il faut lui acheter un collier en demandant que l’on vous la ramène, un peu comme avec un chien.
- Vous insultez ma femme !
- Je n’insulte personne, je mets seulement des mots justes sur une situation injuste pour elle. Je peux garantir que Marie-Gabrielle était décidée à partir à l’hôtel seul, mais elle m’a proposé de l’accompagner car vous n’étiez pas là. Vous savez pourquoi ? Elle s’emmerde toute seule votre femme, puis elle s’emmerde au lit aussi, elle me l’a dit !
Là, c’est foutu pour la conciliation. Monsieur Robinson tape du poing sur la table en restant muet, un geste inquiétant car la parole serait préférable à cette rage contenue inquiétante. Le sourire de Benjamin s’agrandit à mesure que l’atmosphère devient électrique. Il veut que ça saigne. Sa lèvre inférieure tremble légèrement. La foudre qui va tomber du ciel carbonisera notre entretien de conciliation avec les clients.

Monsieur Robinson tape du poing sur la table en restant muet, un geste inquiétant car la parole serait préférable à cette rage contenue inquiétante. 
Marc Robinson s’agace. 
- Et ça vous amuse de détruire une famille ?  
- Sauf votre respect Monsieur, il n’y a pas grand-chose à détruire si vous ne construisez rien. Marie-Gabrielle déclare que vous êtes avare de votre temps comme de votre argent. En plus, elle vous accuse aussi d’être paresseux de votre personne... et surtout d’épargner vos reins. 
Le rire meurtrier de Marie-Gabrielle assure la combustion de Marc Robinson qui s’embrase devant mes yeux puis rougit. Benjamin toise Marc Robinson avec mépris. Notre ami Benjamin a la défaite superbe, il s’engage vers l’irrévocable le sourire aux lèvres. Il me regarde comme Danton toisait Robespierre dans la charrette avec l’air de me dire « tu me suivras bientôt Antoine Vaufrilard ». Bizarrement, je le crois. Les ennuis vont venir vers moi aussi. Chacun de nous perdra-t-il sa tête? 
- C’est vrai ça, chéri, Benjamin a raison, tu es planplan au lit ! Même faire l’amour par terre tu ne veux pas à cause de la moquette qui irrite tes genoux… 
Quelle impudeur Madame Robinson ! Nous rougissons tous les trois. Les pupilles de Benjamin se dilatent, les yeux du mari luisent de colère. Quant à moi, je frappe ma main contre mon front. Cette garce confond-elle mon bureau avec une émission de radio libre ? D’abord ça n’existe plus, ensuite je n’ai pas la tête de Difool, je suis directeur de camping pas animateur de Loveline !  
Je resserre le nœud de ma cravate à la recherche d’une contenance aussi capitale que les lettres qui marquent l’entrée de mon bureau. Passons outre cette saillie impudique, passons outre avec courtoisie. Le mari semble étonné et choqué, Benjamin regarde vers le plafond distraitement et pendant ce temps Madame Robinson me sourit d’un air ennuyé, comme si elle regrettait sincèrement tout ce saccage qu’elle vient de mettre dans mon bureau. Ses grands yeux vous regardent avec l’air du chiot qui vient de ruiner vos nouvelles chaussures. Quand vous essayez de regarder ailleurs que ses prunelles attendrissantes, vous tombez sur les profondeurs de son décolleté alors c’est pire. Je déglutis péniblement pendant qu’elle soupire à fendre l’âme. Son corps exhale une odeur de pêche et de vanille d’une suavité à vomir. 
- Monsieur le Directeur, je vous avoue qu’entre Marc et Benjamin, je ne sais plus quoi faire me confie Madame Robinson avec un air embarrassé comme si je pouvais choisir son goûter à sa place. Ses yeux d’une candeur bleue profonde vous fixent avec une intensité qui peut déstabiliser même les plus impassibles. Chocolat ou brioche, ma belle ? 
Je lève les yeux au ciel. Comme si j’y pouvais quelque chose à tes mecs… je ne suis pas psy, moi ! 
Benjamin rompt le silence pour tirer sur ce pauvre Marc Robinson qui bouge encore après les flèche de sa femme championne d'escrime. Disons que Benjamin achève Marc Robinson au pistolet.   
- Vous savez, Monsieur Robinson, quand le corps devient mou, l’esprit devient mou aussi. Vous devriez manger léger plus souvent. Regardez votre « brioche ». D’ailleurs, Gabrielle m’a raconté comment ça s’était passé quand vous aviez tiré les rois pour l’épiphanie cette année. À mon avis, ce soir-là, vous auriez mieux fait de tirer la reine parce que ça fait bien un an que la pauvre…
Madame Robinson pouffe d’un rire sonore : 
- Ce qu’il a de l’esprit ce jeune homme, chéri, tu ne trouves pas ! 
Madame rit d’un rire qu’on n’arrête pas, un fou rire entre la gêne et l’énervement.  À mesure que son mari se fige, je sens son rire déguiser sa peur.  Je crains le pire aussi, nous le sentons tous s'approcher. Monsieur Robinson rougeoie déjà d’une manière plus inquiétante qu’il y a quelques minutes. Depuis que les deux amants le tisonnent, j’observe l’initiation d’une réaction en chaîne étrange. À mon avis, un processus semblable à la fission nucléaire est lancé dans son coeur. Pourtant, ignorant tout danger, Benjamin fond sur Robinson avec l’assurance d’un char russe en territoire Ukrainien. Il approche de Zapporijia.
- Monsieur Robinson, vous devriez considérer que j’ai rendu service à votre femme. Je l’ai aidée à vous supporter en servant de soupape de sécurité. Elle peut bien me jeter, il lui faudra une autre soupape de remplacement vu la pression entre vous car vous semblez proches de l’explosion tous les deux.  
- Il a raison Marc, il y a trop de pression entre nous, surenchérit Madame Robinson. En plus, ce qu’il est drôle ce petit, tu ne trouves pas ? 
Monsieur Robinson bloque sa respiration jusqu’à ce que sa couleur de peau rejoigne le vermillon de la robe fourreau. La température monte dans son cœur jusqu’à atteindre une augmentation prévisible de sa réactivité… Le réacteur chauffe à blanc. 
À mon avis, on frôle l’accident nucléaire dans ce bureau mais je ne trouve pas de barre de contrôle pour stopper la fission des atomes et il n’existe aucune manette pour faire varier la puissance du réacteur qui s'enflamme face à moi. Une catastrophe semblable à celle de Tchernobyl s'annonce dans ce bureau. Ainsi, j’appuie sur l’unique levier à ma disposition, mon employé que j’espère à ma botte depuis que je lui ai fait craindre la perte de son poste. 
- Excusez-vous, Benjamin, bon sang ! Vous êtes venu pour cela ! Exprimez vos regrets comme il se doit au lieu d’agresser tout le monde. 

 

9 h 30 : en dépit de son orgueil, Benjamin parvient enfin à s’excuser. J’ai gagné !

 

- Je suis désolé si j’ai tout gâché sur mon lieu de travail. Pardon à mon patron pour l’avoir mis dans cette situation, pardon à vous Monsieur Robinson et Madame, je veux dire Marie-Gabrielle si je vous ai blessée. 
Un silence appréciable se lève. Malheureusement, alors que tout semble s’apaiser, ma tentative de stabilisation échoue, chassez le naturel, il revient au galop. 

 

9 h 31 : 

 

- Monsieur Robinson, il est inutile de vous mettre en colère, il n’y a que la vérité qui blesse. 


J’ai perdu. À cet instant, le cœur de Marc Robinson explose sans bruit. Il se lève de sa chaise puis envoie un crochet remontant net dans le nez de Benjamin.

Benjamin s’effondre à terre.

Il est sonné par le coup de poing.

Je demeure interdit alors que Madame Robinson  pousse un cri strident. 
- Je suis désolé, c’est parti tout seul » déclare Marc Robinson en guise d’excuse. Il secoue ses mains comme pour revenir sur son geste alors qu’il est déjà trop tard. 
C’est bien la première fois que j’assiste à un geste violent pour une simple gestion de litige. Benjamin s’assoit à terre contre mon bureau, la tête penchée en avant. Sans tarder, j’appelle le 15. À mon avis, Benjamin sera en accident de travail avant même d’être viré.

Les pompiers, la gendarmerie et la mairie sont prévenus.
Pendant ce temps, Madame Robinson se porte au chevet de Benjamin.
- Chéri, déclare-t-elle à son mari, mais quelle folie as-tu de déclencher un duel ! Regarde ce pauvre jeune homme à terre ! Tout ce sang !
Monsieur Robinson s’assoit sur sa chaise et murmure inlassablement, comme sous le choc :
- Je suis désolé ma chérie, j’ai paniqué.
Soudain, Benjamin interrompt cette ritournelle par un ricanement lugubre :
- Décidément, vous trouvez vraiment les mots justes, Monsieur Robinson !
Monsieur Robinson sanglote. Pendant que le t-shirt de Benjamin rougit, le médecin du 15 prononce des mots médicaux déformés par le haut-parleur : « rixe, scanner, hémorragie ». Le nez de mon employé gonfle minute après minute, à présent sa voix est déformée et résonne étrangement. Je reprends le régulateur du 15 en l’assurant de l’arrivée de la gendarmerie.

On me demande de rester en ligne et de décrire le tableau: que dire? Le tableau est moche.
De mon côté, je tente de conserver la tête froide. Après tout, il suffit d’accomplir la procédure sans aucun état d’âme : je suis les consignes au téléphone. Le reste de l'affaire se résume à un simple algorithme décisionnel. Gardons la tête froide! Impossible de flancher pour un banal litige qui tourne mal quand on se trouve à la Présidence d’honneur du G.A.G communal, merde !
- Qu’est-ce que je vais devenir ? murmure Monsieur Robinson, ébranlé par son propre geste… mes vacances sont foutues ! Qu’est-ce que je vais devenir ?
- Quelqu’un d’inculpé pour coups et blessures volontaires… hasardai-je dans l’indifférence générale.
Monsieur Robinson s’adresse à présent à sa femme :
- Enfin, chérie, c’est dommage que ça finisse comme ça entre nous, j’étais décidé à quitter ce mauvais camping pour partir avec toi en Italie. J’ai un contact chez les franciscains à Assise, nous pourrions loger gratuitement en Ombrie.
- Les frères Franciscains ? Tu parles de ceux qui ont fait vœu de pauvreté et qui ne peuvent ni rien acheter ni vendre ? s’exclame Marie-Gabrielle. C’est bien toi !
Benjamin ricane une fois de plus mais regrette aussitôt son rire en grimaçant de douleur. Tête penchée en avant, il doit se comprimer le nez depuis au moins cinq minutes. Je vois mon employé serrer les dents. Ça doit faire mal. Les minutes durent une éternité, le temps s'écoulent trop lentement en attendant l'arrivée des gendarmes. Benjamin a mal mais demeure arrogant jusqu’au bout en me lançant de mauvais regards. Je sens qu’il va claquer sa démission sans même que j’aie à le virer.

 

9 h 45 : 

 

Le collègue de Benjamin entre en catastrophe et l’aide à se relever pour le conduire aux urgences, à une heure de route du camping. En passant la porte de mon bureau, Benjamin chancelle sur le chambranle et déclare :
- Précision, vous ne me virez pas, patron. Je démissionne de ce poste, et vous recevrez ma lettre de démission prochainement. La confiance au travail, ça va dans les deux sens.
Enfin, en adressant un regard sec à Marc Robinson, il ajoute :
- Quant à vous, je porterai plainte pour coups et blessures volontaires.

 

10 h 30 : Je suis débarrassé des pénibles de la matinée à l’heure prévue, mais rien ne s’est passé comme je l’imaginais.

 

Le couple Robinson est parti encadré par les gendarmes, tandis que mes deux cadres de l’équipe d’animation se trouvent aux urgences de Criqueboeuf. Si la situation entre Benjamin et Marc Robinson se judiciarise, Monsieur aura d’autres chats à fouetter que d'exiger le remboursement des nuitées de sa femme. Par prudence, je vais quand même appeler mon avocat pour évoquer cette situation et peut-être envisager un licenciement à l’amiable avec Benjamin, qui semble plus coriace qu’il n’y paraît.
Il me reste à trouver un candidat pour remplacer mon maître-nageur polyvalent rapidement. Je regarde dans le tas de CV pour trouver un superviseur d’activités nautiques idéal. Une autre galère commence pour moi. Je regrette déjà d’avoir viré Benjamin, ou plutôt de l’avoir perdu, car je me suis tiré une balle dans le pied. Et si c’était moi le pénible à gérer dans l’histoire ? Je balaye d’un revers de main cette idée, car je ne m’appelle pas Antoine Vaufrilard pour rien !

 

AE. Myriam 2024

myriam.ae.ecriture[at]gmail.com


Publié le 20/08/2024 / 27 lectures
Commentaires
Publié le 20/08/2024
Très joliment mené pour aboutir à l’orgueil à son paroxysme. De pénibles en pénibles on assiste à un lâcher prise de tous les protagonistes d’une férocité rare. Entre calculs stratégiques, peaux de bananes, insultes déguisées, perversités narcissiques, on assiste à un feu d’artifice final qui colore le ciel enfumés des péchés capiteux avant de devenir capitaux. Et puis j’ai découvert cette locution latine « delenda est », très appropriée.   Bravo Myriam.
Publié le 22/08/2024
Pardon d'avoir tant tardé. je suis assez pris de ces jours-ci. ;-) Que dire ? C'est bien mené, bien écrit. Mais c'est désespérément sarcastique et froid. Les personnages n'ont aucune empathie, aucune humanité. Je dois être trop vieux. J'ai besoin de pouvoir m'identifier et ici, je ne le peux pas. Je pense que c'est trop. C'est tant que je trouve que la seconde partie du texte n'est plus crédible, mais c'est peut-être parce que je suis de la vieille garde. J'ai un peu l'impression que tu t'es fait plaisir. Un œuf à peler avec quelqu'un ? Bravo quand même pour ce texte atroce mais assumé ! La forme fonctionne. N.B. Je pense que nous avons un devoir, nous, les êtes humains, celui de faire croire, même si nous n'y croyons plus tout à fait, qu'il y a quelque chose de bon dans chacun de nous. ;-)
Publié le 22/08/2024
Cher fils de Louis, merci pour ta lecture et ton retour attentif. Le principe de l'orgueil selon moi est justement de ne plus être en capacité de se tourner vers l'autre. Seul le fait de sortir la tête haute et d'humilier l'autre compte alors. De plus, l'orgueil étant considéré comme le péché originel (et j'ai pris une perspective chrétienne depuis le départ avec le personnage de Marie-Gabrielle ), il doit sembler quasiment irréel comme si le mal venait de l'extérieur en manipulant le personnage tel une marionnette, "ça agit" à travers eux. Le lecteur doit avoir envie de crier "arrête" au personnage sans que celui-ci ne puisse le faire. J'essaye d'écrire dans ce sens. Il manque l'épilogue 8 optimiste de cet atelier: la chute comme elle était demandée dans le défi. Je m'y attelle même si c'est difficile de boucler avant la rentrée, c'est presque achevé. Par ailleurs, les extraits publiés feront partie d'un ensemble plus complet une fois cet atelier terminé. Il s'agit donc d'un gros draft qui sera entièrement réécrit. Les personnages des extraits publiés jusqu'ici forment un système et je travaille sur le plan.
Publié le 23/08/2024
Oui, on sent une nette augmentation dans l'investissement que tu mets dans ta rédaction. Ensuite, quelle bonheur, la fierté de mesurer de ce qu'on a fait et le retravailler, le mieux structurer, lui donner sa dernière patine ! C'est un sacerdoce, éprouvant, mais délicieux.
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