Où le médecin de l'âme prouve par l'exemple que la gratitude est une vertu qui ne craint pas l'excès. La gratitude garantit le bonheur dans le coeur de celui qui l'éprouve.
Avertissement: toi qui entre ici, abandonne toute espérance d'un texte stabilisé — car ce morceau s'inscrit dans un enfer littéraire vaste. Si tu souhaites l'aventure, mets un casque pour éviter les chutes de mots et les bris de langage ! Bon voyage textuel dans l'âme de Marie-Gabrielle Robinson.
À présent, laissons parler son psychiatre...
Notre homme commence sa journée en se regardant dans l'ascenseur qui le mènera à son cabinet de consultation. Imaginez ce médecin à l'allure austère. Il termine sa semaine et voudrait déjà être à ce soir.
Aujourd'hui, pour seule fantaisie, le psychiatre s'autorise à porter un t-shirt rose pendant ses entretiens. Comme disent ses collègues, le vendredi, tout est permis — c'est "Friday Wear".
LE PSYCHIATRE:
Je croise mon reflet dans l’ascenseur du matin. En détournant l’attention de mes patients sur mon t-shirt rose vif, j’espère dissimuler ma mauvaise mine de fin de semaine — un conseil de ma compagne, Élisa.
Aujourd’hui, c’est vendredi, courage ! Aussi, je commence par la situation la plus imprévisible: Marie-Gabrielle Robinson. Dans la journée, sept patients lui succéderont.
Bien que mon corps soit ici, mon esprit voyage déjà vers Élisa. Tandis que mes mains engourdies par le froid trient les dossiers des patients, je rêve qu’elles soient enveloppées dans la tendre prison de sa robe en coton. J’attends avec impatience que les aiguilles de l’horloge dessinent, comme un thème astral, l’heure promise de notre conjonction : 16h !
L’instant magique où je fermerai la porte de mon bureau pour me rendre vers le sien.
Je traverserai la ville.
Une porte refermée sur cette journée aussi difficile que la mienne, elle s’assoira sur son bureau. Son visage sera fatigué d’avoir voulu tout essayer. Elle désespère d’ouvrir le coffre des mots dont ses patients ont jeté la clef.
Le chignon qu’elle arbore au travail lui sert d’armure. Je lui répète que son casque corinthien est trop serré. Elle m’affirme qu’il doit « tenir » la journée. Pourtant, ses torsades auront laissé des marques douloureuses sur ses tempes de guerrière. Je serai prêt à les effacer.
J'imagine qu'elle basculera vers mon visage sous l'effet d'un magnétisme étrange. Un orage nous prendra par surprise. Sous mes doigts, je sentirai une maille de ses cheveux s'électriser. Une vague scélérate détricotera l'alignement inconfortable de son "bun", puis la chevelure d’Élisa reprendra timidement sa forme naturelle pour me parler. J’essuierai une larme de fatigue. Alors qu'elle redeviendra plus volubile, je glisserai mes doigts dans ce velours liquide...
Malheureusement, sous ma main, la rugosité des dossiers cartonnés me rappelle à l’ordre. Je suis au travail et j’observe les dossiers des patients de la journée en remettant un nom sur chaque visage. Le sourire charmant d’Élisa s’estompe pour laisser place à des visages affligés.
— Qui vais-je rencontrer aujourd’hui ?
1. Une grand-mère qui veut divorcer, mais craint de faire de la peine à ses grands enfants. J’hésite à changer sa classe d’antidépresseurs, car elle a toujours des idéations suicidaires, mais le risque est faible. En effet, elle ne présente aucune crise d’angoisse qui favoriserait un passage à l’acte.
2. Un dépressif grave, le visage à fossettes de l’acteur Patrick Dewaere dans ses bons jours, son allure de clown triste les mauvais jours. Son regard semble délavé par le malheur. Ma priorité est de vérifier si son humeur reste stable. Je veux éviter le glissement qui a conduit l’acteur à un suicide inexplicable, qui tourmente encore sa fille aujourd’hui.
3. Un adolescent de 17 ans. Il veut faire sa transition de genre mais ses parents veulent l’hospitaliser en psychiatrie. Cependant, aucun psychiatre ne les aidera à « tuer leur fils ». Comment avancer sans connaître ses origines après une adoption révélée si tardivement ? Peut-être partira-t-il à la recherche de ses racines, mais quoi qu’il fasse, il se sentira probablement toujours apatride, comme tant d’autres enfants nés sous X.
4. Une patiente borderline, très mignonne, 22 ans. Trio minijupe, décolleté jusqu’au nombril et talons de 12. Des faux-cils et une moue provocante cachent des antécédents d’inceste, des scarifications encore visibles et deux viols. Son suivi médical a été catastrophique. Cette jeune fille a perdu confiance en son père puis en son ancien psychiatre radié de l’Ordre des Médecins pour abus sexuel. Mon ex-collègue faisait signer des contrats de soumission à de jolies patientes sur du papier gaufré. Je récupère donc le suivi de cette patiente après cette histoire à la 50 Nuances de Gray. Voilà deux fois que je la vois. Je sais qu'elle présente une addiction au sexe et pratique le B.D.S.M. Avec son sentiment chronique de vide intérieur, cette jeune fille entre dans la course aux sensations fortes pour se sentir vivante. Vous voyez une artiste en séduction? Moi je vois qu'avec ses grands yeux de biches désorientée et ses couleurs de poisson clown, elle plait surtout aux prédateurs.
8 : 58 :
Dans une minute, je vais commencer l’entretien avec Marie-Gabrielle Robinson. En voyant la tornade écarlate qui m’attend dans la salle d’attente, je prends une grande inspiration, me ressaisis et me prépare mentalement. C’est la première consultation de la journée — et Madame Robinson parle tant que je risque de me laisser parfois déborder. Elle me mettrait en retard pour toute la journée. Inacceptable.
Après la course contre la montre des consultations bien remplies, je veux arriver pour 17h dans la salle d’attente d’Élisa. Parfois, je me glisse en salle d’attente incognito parmi les derniers patients de ma compagne et je m'amuse beaucoup.
Parmi toutes les personnes avares, j'aime Élisa dont les prunelles brillent pour tout le monde. Son cœur taillé en briolette fait le tour du mien. Elle donne sans compter son temps jusqu’à s’endormir sur mes genoux comme une enfant épuisée après ses consultations.
Depuis la salle d’attente d’Élisa, je me trouve seul en compagnie d’un homme d’une trentaine d’année. Au travers de la cloison, nous entendons des gazouillis affectueux même si Élisa conserve le sérieux d’Alice face au chapelier fou quand elle demande : « Trouveras-tu ce qui dans le mot “corbeau” ressemble au mot “bureau” ? Nous n’entendons plus rien jusqu’à ce qu’une voix enfantine s’exclame: “J’ai trouvé un nouvel animal fantastique, ‘le beaubu’ !
L’homme me sourit avec connivence puis s’exclame : ‘Vous l’avez entendue parler aux enfants ! C’est une charmeuse de serpents !’ Je feins l’ignorance quand ce jeune père me confie qu’en plus Élisa est mignonne. La situation me fait sourire, car il ignore qui je suis.
En attendant que monsieur s’éclipse avec son fils, je savoure l’idée que bientôt j’accosterai dans mon île au trésor. Je pourrais respirer un air meilleur que celui qui nous entoure — la forêt odorante de ses cheveux.
Cette oasis me fait rêver, mais l’heure rappelle une réalité aride. Ici, l’air est sec. Mes yeux se perdent sur mes notes cliniques à l’allure de mer agitée.
Voici les antécédents de Madame Robinson à la lumière de sa crise actuelle :
Antécédents d’épisodes maniaques :
A. Rapport sexuel à risque, facteur de risque supplémentaire : partenaires multiples.
B. Antécédent d’achats compulsifs.
C. Altération de la vie familiale et professionnelle.
Comment se porte Madame Robinson aujourd’hui ? La situation s’est-elle répétée pour que ce couple me réclame un rendez-vous rapide ?
Je reçois ma patiente avec un geste ample mais mesuré. Nous apprenons avec le temps à afficher une posture d’accueil avenante sans excès — qui inspire la confiance sans provoquer la familiarité. L’art médical s’exerce avec tact et mesure.
Marie-Gabrielle Robinson entre avec un sourire jusqu’aux oreilles. Comment peindre ma consultante ? En salle d’attente, cette belle toile ressemblait à « carré rouge sur fond rouge » de Casimir Malevitch. Tout est rouge. Les ongles, le rouge à lèvres, les chaussures, la robe.
J’adopte un ton chaleureux pour éviter de me brûler les doigts.
— Alors, comment allez-vous, Madame Robinson ?
— Merveilleusement bien.
Un enthousiasme féroce qui contraste avec la demande « urgente ». Marie-Gabrielle Robinson se porte bien au point d’aller tout à fait mal.
Sans même m’en rendre compte, mon inflexion devient plus neutre sans aucune trace de jugement. Ma voix évolue vers la douceur et l’apaisement jusqu’à atteindre ce débit régulier qui hypnotisera presque son esprit en furie.
J’applique la méthode du poisson torpille. À l’aide de questions simples, mais profondes, je guide Madame vers une prise de conscience de sa situation. J’accouche l’esprit de Madame Robinson des fruits qui la blessent : « ses péchés » comme elle les appelle.
Je croise mes mains sur le bureau en regardant droit devant moi.
— Finalement, savez-vous pourquoi vous vous trouvez ici ?
— Pas vraiment, car j’ai bon moral, je suis même très en forme.
Formulons la demande autrement pour provoquer un « choc » salutaire. — Vous vous dites très en forme. Vous sentez-vous en forme au point d’être invincible ? — Oui, totalement, j’ai vraiment l’impression que je pourrais tout faire dans la vie.
— À votre avis, est-ce une bonne chose de vous sentir aussi invincible ? — Oui, car je sais que je me sens capable de tout : changer d’homme, de travail, de vie, écrire, composer, chanter, dessiner…
— Qu’est-ce qui vous fait arriver à cette conclusion ?
Alors qu’elle parle, mon visage demeure impassible, mais les feux de détresse s’allument les uns après les autres à mesure que je conduis l’entretien. Un regard droit, mais sans éclat — une bouche fermée — mais sans tension visible — m’assure d’obtenir sa confiance. Ça marche ! Elle me relate sa vie au cours des deux derniers mois comme si elle parlait face à son miroir.
En résumant :
1. Nouveau rapport sexuel non protégé dans un camping.
2. Conséquences médico-légales de l’état hypomaniaque supposé : dépôt de plainte pour coups et blessures pour Monsieur et Madame (gifle/coup de poing).
3. Suspicion d’agitation psychomotrice : Madame pratique le sport tout le temps pour maintenir la forme physique avec son nouvel amant, un maître-nageur cette fois. La dernière fois, si ma mémoire est bonne, elle s’était tapé précédemment un garde du corps dans le parc du Pincio. Exhibition sexuelle : récidive.
4. Facteur d’instabilité : Madame veut divorcer parce que son mari est trop «planplan » au lit alors qu’il semble égal lui-même d’après ses dires. En même temps, tel que je l’ai observé les dernières fois, le mari de Madame montre un caractère perfectionniste, rigide et contrôlant. Monsieur semble porté sur la nourriture : une addiction alimentaire sous-jacente ? Après tout, comme me disait un collègue lors d’un dernier MacDo après une garde, « un obèse est un anorexique qui s’ignore ».
Pendant ce temps, mon regard s’aventure sur l’horloge. Je dispose encore de 15 minutes pour sauver cette malheureuse du gouffre. Voilà où je veux en venir :
1. Je dois lui faire prendre conscience des conséquences de ses actes — la main courante pour une gifle à un garde-forestier — la plainte du camping pour exhibition sexuelle dans une SPA — la plainte pour coups et blessures déposée par l’amant contre le mari.
2. Bien sûr, je dois d’abord ratifier la douleur que Madame Robinson ressent : oui, son mari est probablement « planplan » au lit. Ses émotions sont fiables, mais l’interprétation qu’elle en donne pourra être contestée. Son mari semble assez stable pour lui éviter de voguer vers un malheur flamboyant à la vitesse de l’éclair.
3. Faire en sorte que Madame Robinson reprenne son traitement avec le régulateur de l’humeur qu’elle a arrêté, car elle se sentait « mieux ». Motif de l’arrêt du traitement : prise de poids et perte de libido. Avec l’arrêt du traitement, la libido remonte, mais l’humeur flambe !
État des lieux : Cinq rapports sexuels par jour avec l’amant, Madame confie que « ça la chauffe ». Bon, mis à part de lui dire de mettre du lubrifiant, je ne vois pas ce que je peux lui conseiller…
Alors que je l’écoute m’exposer sa vie sexuelle, mon regard flotte sur le nouvel Aloe Vera apportée par Élisa qui transforme mon bureau en jungle luxuriante. À chaque coup de blues, ma compagne achète une nouvelle plante grasse. Je contemple la splendide Monstera Deliciosa aux découpes impressionnantes. Mon regard porte vers un Séneçon de Rowley dont les perles d’eau distraient mon esprit. Pendant ce temps, Madame Robinson détaille avec qui et dans quelle position « ça chauffe ».
Subitement, je m’arrête à un détail qui me questionne : qui est ce mec qui arrive à avoir cinq rapports sexuels par jour ? Ça flanque des complexes, non ? Bon, ma patiente ne voit rien, elle semble tellement préoccupée par le récit de ses aventures qu’elle n’a pas vu que mon attention venait de décrocher pour scruter la canopée du bureau. L’euphorbe sur mon étagère de livres semble en plus phallique... — est-ce à force d’écouter Madame Robinson?
Je m’égare mais la montre signale la fin du temps de la première partie de consultation.
— Nous allons nous arrêter ici.
J’ouvre la porte pour aller chercher le mari de Madame en salle d’attente pour le second temps de ce rendez-vous : l’entretien « familial ».
Dans l’encadrement de ma porte, j’observe un homme impatient de découvrir ce que Madame a bien pu m’avouer pendant tout ce temps. L’expression de ma poignée de main demeure brève et nette.
— Bonjour, Monsieur Robinson. Merci d’être venu. Nous avons vu avec Madame certains aspects de son évolution récente. Selon vous, quelles sont les détails importants que je devrais savoir ? Votre femme a déjà évoqué certains sujets, mais j’aimerais entendre votre point de vue pour avoir une vision complète de la santé de votre femme. »
— Merci, Docteur. Pour tout vous avouer, j’ai une question un peu gênante. Le conjoint prend un air sévère avant de me demander à mi-voix avec un air de connivence :
— Docteur, vous m’assurez bien que les infidélités de ma femme sont le fait de sa « maladie ».
— Que voulez-vous que je lui réponde à ce brave Monsieur ? Son épouse demeure responsable de ses actes pendant sa phase hypomane. Mais bon… ce n’est pas une véritable question, soyons honnête. Vous devinez bien que Marc Robinson souhaite rassurer sa conscience religieuse qui le lance atrocement. Son regard supplie « dites-moi que tout ira bien ».
Monsieur Robinson attend une « caution médicale » pour passer l’éponge sur les frasques sexuelles de Madame. Nous ne parlons pas de vérité mais de santé.
— Les infidélités de votre femme s’intègrent parmi un ensemble de symptômes. Ces symptômes sont une conséquence indirecte de son instabilité d’humeur. Selon moi, le problème est que Madame arrête ses traitements, les augmente ou les diminue à sa guise. Elle vit avec des hauts et des bas et vous Monsieur, vous vivez sur des montagnes russes.
Monsieur Robinson approuve alors que son visage montre des signes de soulagement.
Pendant ce temps, Marie-Gabrielle Robinson tourne nerveusement l’anse de son sac. Elle tortille machinalement une mèche de cheveux. Je suspecte de l’anxiété.
— Vous sentez-vous, anxieuse Madame Robinson ? Je vous vois tourner votre sac.
— Un peu.
— À quoi pensez-vous ?
— Je ne saurais pas le dire, je pense à tout et à rien en même temps et…
— Dites-nous simplement les mots qui vous viennent…
Madame Robinson nous dit ce qu’elle a dans sa tête. Tout va vite, très vite à la vitesse d’un cheval au galop. La voilà qui passe d’une idée à l’autre par rimes, un phénomène qui plairait à un poète, mais que je note dans mon dossier sous un autre nom : « tachypsychie + coq-à-l’âne ». Malheureusement, "Nadja" qui se trouve en face de moi part dans tous les sens, elle se perd dans les nuées ardentes. Chaque jour, les cimetières de la pensée se remplissent d’esprits brûlants.
Avant sa mort, mon collègue que j’avais croisé à un colloque de suicidologie me racontait ses souvenirs alors que j’assurais son transport de l’aéroport vers l’Université. Il avait expertisé Klaus Barbie, mais il avait également hospitalisé à Sainte-Anne Louis Althusser. Une personnalité brillante comme celle de Roland Barthes ou Lévi-Strauss. D’après ses étudiants, Althusser avait réalisé ses meilleurs cours de Philosophie avant d’étrangler sa femme Hélène dans un « coup de folie ».
Ici, Madame Robinson va très vite, très vite aussi vite que Louis Althusser pouvait aller. Elle semble ivre à jeun et pourrait basculer vers… n’importe quoi.
L’aspect monomaniaque semble important. Le XVIIIe siècle revient très fréquemment dans son discours...
Son mari m’apprend qu’elle vient d’acheter quatre fauteuils cabriolets de style Louis XVI chez l’antiquaire pour 4500 euros. De retour à Paris Madame court les bouquinistes du quai des Grands-Augustin à la recherche d’ouvrages de Crébillon et Crébillon fils.
Monsieur envisage ces achats comme « des signaux positifs » puisque sa femme souhaite « améliorer la vie du foyer » en redessinant les contours de leur salon familial. Que vont faire leurs enfants sur des fauteuils de château qui ressemblent à des macarons ? La pièce contient également une bibliothèque d’ouvrages du XVIIIe siècle alors que l’on attendrait un espace de jeu et des bandes-dessinées.
Mon attention dérive sur l’observation de la Monstera Deliciosa d'Élisa pendant que Monsieur Robinson détaille les déambulations de sa femme chez l’antiquaire.
— Qu’en dites-vous Docteur ?
— … um… um…
Je lui réserve un grand sourire rêveur. Je m’envole délicieusement vers Élisa et cette soirée qui nous attend, mais je tente de rester professionnel et concentrer.
— Continuez, Monsieur Robinson.
À mesure que je l’écoute, je pense que Monsieur Robinson se rassure du mieux qu’il peut et je le laisse s’en convaincre. Mon téléphone vibre. J’ai grande peine à dissimuler l’étincelle qui passe dans mes yeux. L’horloge indique le quart. Je dois conclure rapidement cet entretien.
10h15:
Sur le dossier médical, je conclus mon examen par une phrase lapidaire : « virage maniaque ++ », plus désinhibée qu’à l’ordinaire.
Madame sera vacancière jusqu’à la fin août. Je décrète un arrêt jusqu’en octobre pour éviter davantage de dégâts dans sa vie professionnelle. Mon objectif demeure d’éviter sa mésaventure de la dernière fois : envoyer un texto explicite pour une « baise » rapide à son chef de service. Ce fut un massacre professionnel pour Madame.
Le mari évoque l’Abbaye de Cîteaux. « Quelle bonne idée que ce séjour à l’Abbaye de Cîteaux ! » je fais d’une voix enjouée. Encore mieux qu’un hôpital de jour !
Des horaires réguliers, un rythme, une absence de stimulation, une régularité dans la prise de son traitement. Autant dire qu’elle sera plus à son aise à Cîteaux que dans un centre hospitalier régional. Je parie que chez Marie-Gabrielle Robinson, tout reviendra à la normale d’ici trois mois. Je serre la main de Madame Robinson en essayant de me montrer suffisamment chaleureux pour qu’elle pense à prendre son traitement.
D’une main remplie de gel hydroalcoolique, je distribue « la santé » comme le prêtre qui distribue « le corps du Christ » dont Madame Robinson parle tout le temps.
— On se revoit dans un mois après votre séjour à Cîteaux ?
Ma voix semble peut-être un peu trop guillerette. Mince ! Je tente me rattraper par un sourire franc avant de conclure :
— Je vous souhaite un bon repos mérité.
Ma journée s’achève alors que je la croyais interminable. La fusion magique de 16 h opère. Libéré, délivré!
En éteignant les lumières de mon cabinet, je pense qu’au « péché ». Le péché dont parle Madame Robinson peut se définir comme une mauvaise hygiène de vie. Cette hygiène de vie déplorable est à l’origine de bien des maladies de l’âme.
Mon regard s’abandonne sur ma reproduction d’Edward Hopper qui décore le mur de la salle d’attente : « Automat ». Cette femme seule la nuit dans un café m’évoque la solitude des personnes que je croise chaque jour. Après une journée intense, je me dirige vers les ascenseurs. Mes pensées vagabondent vers les âmes solitaires de la terre entière. Je songe aux douleurs du monde.
Quand Madame Robinson parle d’un péché capital, elle évoque l’origine de tous les maux. On ouvre la boîte de Pandore lorsque l’on se penche sur les péchés capitaux. En toucher un revient à les toucher tous. Bien que non mortels, tous mènent au désespoir et le désespoir mène les malades à mon cabinet.
La gratitude peut nous mener à la joie. Je souris en pensant à Élisa. La journée a été longue mais l'idée de la retrouver chasse les tracas. En me regardant dans la glace de l'ascenseur je me remercie pour mon travail.
Je suis convaincu que la seule différence entre le malade et le psychiatre est la blouse blanche.
La gratitude redonne le goût de la vie. "De quelle étoile sommes-nous tombés pour nous rencontrer, Élisa? Nous sommes aussi fous l'un que l'autre". Cette folie douce je la lui dois car mon existence est plus pétillante grâce à la joie qu'elle m'apporte, alors qu'Élisa semble moins victime de son premier enthousiasme depuis que la connais. Nous évoluons comme des lignes parallèles vers des flots sereins.
16h10:
Au moment où je m'apprête à glisser la clef dans la serrure pour verrouiller la porte mon box de voiture sur ma semaine de travail, mon téléphone sonne dans mon sac. Les planètes seraient-elles particulièrement bien alignées? Est-ce une conjonction Saturne-Jupiter? Je dois défaire le zip de mon sac et je me retrouve à récupérer l’appel d’Élisa in extremis avant qu'il ne bascule vers mon répondeur.
Élisa s'enquiert avec vivacité.
— Alors, ta journée ?
— Oh, tu sais, comme un vendredi... Et toi ?
Élisa répond avec la verve énergique que je lui connais en cas de fatigue. Quand la pression devient trop forte alors ses mots pétillants se transforment en mousse.
Ainsi, j'apprends la perte dramatique d’une boucle d’oreille en forme de balle de tennis avant de l'entendre s'inquiéter de la disparition préoccupante de ses miniatures de Nutella.
— Qu'elle est désaltérante!
— Explique-moi ce que tu fabriques avec des patients, du Nutella et des abaisse-langue, Élisa ?
À l’écoute de sa voix amusée, ma fin de journée commence à buller également. Sans le savoir, Élisa me sauve de la platitude d'un logiciel récalcitrant qui refuse les télétransmissions de cartes vitales à la CPAM après 16h00. J'oublie l'ennui du logiciel pour la gaieté d'Élisa.
Sur le point de démarrer la voiture, je repense aux confidences de ma patiente hypomane de la matinée. J'aurais envie de lui dire: "Merci Madame Robinson pour cette idée formidable du Palace du Coeur ! Je n'aurais jamais trouvé cette idée de chambre à thème tout seul! Si vous saviez comme vos frasques sont inspirantes...". J'avoue que les exaltations de mes patients apportent des pépites dans mon univers trop calme et trop réfléchi.
Bien sûr, Élisa me pensera mystérieux. Je préférerai la laisser s'émerveiller et je garderai le secret de mon inspiration : les manies de Madame Robinson.
17h30:
Je me dépêche vers Élisa mais le trafic est déjà dense et j'arrive un peu tard. Élisa devrait finir théoriquement à 17h30. Je reprends mon souffle assis entre la peluche géante d'un ours et celle d'un éléphant dans une salle d'attente colorée. La compagnie des doudous silencieux à la langue pendante m'invite à rester sage comme image. Mais déjà alors que je me lève pour regarder par la fenêtre, je songe au bonheur de la retrouver. Certes, ce bonheur redeviendra un mirage dès demain... mais il nous reste ce soir et au-delà, la semaine jusqu'à mardi pour un très long week-end.
17h31:
Je consulte ma montre une énième fois en m'étonnant de mon impatience. Quand va-t-il finir de s'épuiser en politesse le papy qui me précède?
Dans un instant, Élisa ouvrira sa porte sur une surprise caché en salle d'attente: moi.
Je me réjouis à l'avance de saisir l'or dans ses prunelles. Elle verra comme je sais m'amuser aussi. Je peux sortir du rôle de médecin pour venir jouer les patients à sa porte alors que nous devions nous retrouver plus tardivement.
En attendant qu'elle fasse son entrée, mon regard file vers les nuages au-dessus du parking en contrebas. L'impatience me taraude. Comme le temps paraît intermitable lorsque l'on contemple l'allure de la trotteuse sur sa montre! — Comme l'aiguille trotte lentement ! J'ai l'impression de revivre une de ces heures de cours interminable du collège. Je dévisage l'Ours en peluche.
— Ici, je n'ai même pas un camarade pour discuter!
Élisa apparaît enfin. Ma joie se conjugue au présent alors que je cours vers ses bras le coeur délesté du passé comme de l'avenir.
Un rêve que l'on espère longtemps devient souvenir en un instant mais je pense: "sois heureux un instant car cet instant, c'est ta vie".
AE. Myriam 2024
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