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Je passai les deux semaines qui suivirent dans une fureur passionnée de lire et d’apprendre. Je sortais à peine de ma chambre ; pour ne pas perdre de temps, je prenais mes repas debout ; j’étudiais sans arrêt, sans interruption, presque sans sommeil. Il en était de moi comme de ce prince du conte oriental qui, brisant l’un après l’autre les sceaux posés sur les portes de chambres fermées, trouve dans chacune d’elles des monceaux toujours plus gros de bijoux et de pierres précieuses et explore avec une avidité toujours plus grande l’enfilade de ces pièces, impatient d’arriver à la dernière. C’est exactement de la même façon que je me précipitais d’un livre dans un autre, enivré par chacun, mais jamais rassasié : mon impétuosité était maintenant passée dans le domaine de l’esprit.
J’eus alors un premier pressentiment de l’immensité inexplorée de l’univers intellectuel ; et la séduction en était pour moi aussi grande que celle qu’avait exercée d’abord sur ma personne le monde aventureux des villes ; mais en même temps j’éprouvais la crainte puérile d’être impuissant à prendre possession de cet univers ; aussi j’économisais sur mon sommeil, mes plaisirs, mes conversations, sur toutes formes de distraction, uniquement pour mieux profiter du temps dont pour la première fois je comprenais tout le prix. Mais ce qui enflammait de telle sorte mon zèle, c’était surtout la vanité de produire sur mon maître une impression avantageuse, de ne pas décevoir sa confiance, d’obtenir de lui un sourire d’approbation et de l’attacher à moi, comme j’étais attaché à lui. La moindre occasion me servait d’épreuve ; sans cesse j’exerçais mes sens (maladroits par nature, mais devenus remarquablement subtils) — à lui imposer, à le surprendre : si dans son cours il nommait un auteur dont l’œuvre m’était étrangère, l’après-midi je me mettais en chasse, afin de pouvoir le lendemain faire vaniteusement étalage de mes connaissances au cours de la discussion.
Un désir exprimé par lui tout à fait incidemment et à peine aperçu par les autres devenait pour moi un ordre : ainsi il suffit d’une observation faite négligemment par lui au sujet de l’éternelle fumerie des étudiants pour que, aussitôt, je jetasse ma cigarette allumée et pour que je renonçasse tout à coup, pour toujours, à l’habitude ainsi censurée. Comme la parole d’un évangéliste, la sienne était pour moi à la fois loi et faveur ; sans cesse aux aguets, mon attention toujours tendue saisissait avidement chacune des remarques émises par lui avec indifférence. Je faisais mon bien, comme un avare, de chacune de ses paroles et de chacun de ses gestes : dans ma chambre je palpais avec tous mes sens et gardais passionnément ce que j’avais ainsi acquis ; et de même que je ne voyais en lui que le guide, de même mon ambition intolérante ne voyait dans tous mes camarades que des ennemis, que ma volonté ardente se jurait chaque jour à nouveau de surpasser et de vaincre.
Sentait-il lui-même tout ce qu’il était pour moi, ou bien s’était-il mis à aimer cette fougue de mon être, toujours est-il que mon maître me distingua bientôt d’une manière particulière, en me manifestant un intérêt visible. Il conseillait mes lectures, il me poussait, moi, tout nouveau, d’une manière presque injuste, au premier rang des discussions collectives, et souvent il m’autorisait à venir le soir m’entretenir familièrement avec lui. Alors il prenait le plus souvent un des livres posés contre le mur et il lisait, — de cette voix sonore qui dans l’animation devenait toujours plus claire et plus haute d’un ton, — des extraits de poèmes ou de tragédies, ou bien il expliquait des problèmes controversés ; dans ces deux premières semaines d’enivrement, j’ai appris plus de choses sur l’essence de l’art que jusqu’alors en dix-neuf ans.
Nous étions toujours seuls durant cette heure pour moi trop brève. Vers huit heures, on frappait doucement à la porte : c’était sa femme qui l’avertissait que le dîner était prêt. Mais jamais elle n’entrait dans la pièce, obéissant visiblement à la consigne de ne pas interrompre notre entretien.