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Ainsi quinze jours s’étaient écoulés, des jours du début de l’été, remplis à éclater et surchauffés, lorsqu’un matin la force de travail se brisa en moi, comme un ressort trop tendu. Déjà avant, mon maître m’avait averti, me disant de ne pas pousser à l’excès l’application, de prendre de temps en temps un jour de repos et d’aller à la campagne ; voici que brusquement cette prédiction s’accomplissait : je me réveillai apathique après un sommeil trouble ; les lettres dansaient devant moi comme des têtes d’épingles, dès que j’essayais de lire. Fidèle comme un esclave, même à la moindre parole de mon maître, je résolus aussitôt d’obéir et d’intercaler un jour de liberté et de récréation entre les jours avidement consacrés à l’étude. Je sortis dès le matin ; je visitai pour la première fois la ville, en partie moyenâgeuse ; je grimpai les centaines de marches conduisant au clocher, uniquement pour donner du nerf à mon corps, et, de la plate-forme, je découvris un petit lac dans le cercle de la verdure.
En ma qualité de septentrional né au bord de la mer, j’aimais passionnément la natation, et, précisément ici, au haut du clocher, vers lequel les prairies mouchetées brillaient comme un pays d’étangs verts, je fus saisi brusquement d’un désir irrésistible, comme s’il m’eût été apporté par le vent de mon pays, celui de me plonger dans le cher élément. Et à peine, l’après-midi, eus-je déniché l’établissement de bains et eus-je nagé quelques brassées que mon corps recommença à se sentir bien en train ; les muscles de mes membres reprenaient une souplesse et une élasticité qu’ils n’avaient pas connues depuis des semaines ; le soleil et le vent jouant sur ma peau nue firent renaître en moi, en une demi-heure, le garçon impétueux d’auparavant, qui se colletait sauvagement avec ses camarades et qui risquait sa vie pour une folie ; j’avais tout oublié des livres et de la science, tout entier à m’ébrouer et à m’étirer.
Avec cet exclusivisme qui m’était particulier, repris par une passion depuis longtemps délaissée, j’avais barboté pendant deux heures dans l’élément retrouvé, j’avais, trente fois peut-être, plongé en sautant du haut de la planche, pour me décharger, par cet exercice, du trop-plein de ma force ; deux fois j’avais traversé le lac et ma fougue n’était pas encore épuisée. M’ébattant et vibrant de tous mes muscles tendus, je cherchais autour de moi quelle épreuve nouvelle je pourrais bien tenter, impatient de faire quelque chose de fort, de téméraire et de fou.
Voici que de l’autre côté, dans le bain des femmes, la planche cria, et je sentis se propager, en frémissant, jusque dans la charpente l’élan d’un saut puissant. En même temps un corps svelte de femme, auquel la courbe du saut donnait la forme d’un croissant d’acier, s’élevait dans l’espace et redescendait la tête en bas. Pendant un moment le plongeon creusa un tourbillon clapotant surmonté d’une blanche écume ; puis la silhouette toute tendue reparut à la surface et se dirigea par des brasses nerveuses vers l’île qu’il y avait au milieu du lac.
« La suivre ! la rattraper ! » telle fut mon idée, l’ardeur sportive emportant mes muscles. Aussitôt je me jetai à l’eau et, les épaules en avant, je nageai sur ses traces, en accélérant toujours mon allure. Mais, remarquant qu’elle était poursuivie et également faite au sport, la nageuse profita avec entrain de son avance, obliqua adroitement en passant devant l’île, pour ensuite reprendre hâtivement le chemin du retour. Moi, reconnaissant vite son intention, je me jetai aussi sur la droite et nageai avec tant de vigueur que ma main en s’allongeant était déjà dans son sillage et que nous n’étions plus qu’à environ un empan l’un de l’autre. Voici que, par une ruse hardie, la fugitive plongea brusquement, pour reparaître ensuite, quelques minutes plus tard, contre la barrière de la section des femmes qui empêchait la continuation de la poursuite. Toute ruisselante et victorieuse, elle monta l’escalier : pendant un instant elle fut obligée de s’arrêter, la main pressée sur sa poitrine ; manifestement la respiration lui manquait ; mais ensuite elle se retourna et, lorsqu’elle m’eut vu arrêté à la limite, elle rit vers moi, d’un air de triomphe et les dents brillantes. Je ne pouvais pas très bien distinguer son visage sous la coiffe de bain et contre le vif soleil ; je me rendais seulement compte que son rire éclatait ironique et clair dans la direction du vaincu.
J’étais à la fois contrarié et content : pour la première fois depuis Berlin, j’avais senti sur moi ce regard flatteur d’une femme ; peut-être était-ce là une aventure qui m’attendait ? En trois brasses, je regagnai le bain des hommes ; je jetai prestement mes vêtements sur ma peau encore mouillée, afin de pouvoir être assez tôt à la sortie pour l’épier. J’attendis dix minutes ; puis arriva (facile à reconnaître à ses formes minces d’éphèbe) mon orgueilleuse adversaire, qui marchait d’un pas léger et qui l’accéléra encore, dès qu’elle me vit, dans l’intention de m’ôter la possibilité de l’aborder. Elle courait, avec des muscles aussi agiles que précédemment quand elle nageait ; toutes les articulations obéissaient nerveusement à ce corps mince d’adolescent, peut-être un peu trop mince. J’éprouvais le besoin véritablement torturant de la rattraper sans me faire remarquer, tandis qu’elle volait en quelque sorte, pour m’échapper. Enfin j’y réussis ; à un tournant du chemin, je m’avançai habilement en obliquant, je levai de très loin mon chapeau à la manière des étudiants et je lui demandai, avant qu’elle eût eu le temps de me dévisager, si je pouvais l’accompagner. Elle jeta de côté un regard moqueur, et sans ralentir le rythme ardent de sa marche, elle me répondit avec une ironie presque provocante :
— Pourquoi pas, si je ne vais pas trop vite pour vous ? Je suis très pressée.
Encouragé par cette absence de préjugés, je devins plus pressant ; je lui posai une douzaine de questions inspirées par la curiosité et pour la plupart sottes, mais auxquelles elle n’en répondait pas moins de bon cœur et avec une liberté si stupéfiante que mes desseins étaient par là, à vrai dire, plus desservis que favorisés. Car mon code berlinois relatif à l’art d’aborder les femmes prévoyait plutôt la résistance et la raillerie qu’un entretien aussi franc accompagnant une marche au pas accéléré : ainsi j’eus pour la seconde fois le sentiment de m’être attaqué très maladroitement à une adversaire plus forte que moi.
Mais encore ce ne fut pas là le pire. Car, lorsque, multipliant mon insistance indiscrète, je lui demandai où elle habitait, voici que vivement deux yeux couleur noisette, pleins de fierté, se tournèrent vers moi et étincelèrent, tandis qu’elle ne retenait plus son rire : « Dans votre voisinage le plus immédiat », dit-elle. Stupéfait, je la regardai fixement. Ses yeux se tournèrent encore une fois de mon côté pour voir si la flèche du Parthe avait porté, et véritablement elle m’était entrée dans la gorge.
C’en fut aussitôt fini de ce ton insolent que j’avais rapporté de Berlin ; je balbutiai d’une voix mal assurée et presque humblement en lui demandant si mon accompagnement ne la gênait pas.
— Nullement, fit-elle en souriant de nouveau ; nous n’avons plus que deux rues et nous pouvons bien les parcourir ensemble.
À ce moment-là, mon sang bourdonna à mes oreilles : c’est à peine si je pouvais avancer. Mais que faire ? La quitter maintenant, c’eût été encore une plus grande offense : il me fallut donc marcher avec elle jusqu’à la maison où j’habitais. Alors elle s’arrêta soudain, me tendit la main et me dit négligemment :
— Merci de m’avoir accompagnée. Vous viendrez ce soir à six heures voir mon mari, n’est-ce pas ?
Je dus devenir tout rouge de honte. Mais avant que j’eusse pu m’excuser, elle avait monté prestement l’escalier et j’étais là immobile, songeant avec terreur aux propos stupides que je m’étais insolemment et balourdement permis. En idiot fanfaron que j’étais, je l’avais invitée, comme une simple ouvrière couturière, à une excursion dominicale ; j’avais célébré son corps d’une manière sottement banale, puis j’avais moulu le refrain de l’étudiant solitaire ; il me semblait que j’allais mourir de honte, tellement le dégoût de moi-même m’étouffait. Et voilà donc qu’elle s’en allait toute rieuse, fière jusqu’aux oreilles, trouver son mari et lui révéler mes sottises, — à lui, dont le jugement m’était plus précieux que celui de tous les hommes, aux yeux de qui paraître ridicule me semblait plus douloureux que d’être fouetté tout nu sur la place publique !
Je vécus jusqu’au soir des heures atroces : mille fois je me représentai par avance la façon dont il me recevrait avec son fin sourire ironique. Ah ! je le savais, il était maître dans l’art des paroles sardoniques et il s’entendait comme pas un à aiguiser un trait d’esprit qui vous piquait et vous brûlait jusqu’au sang. Un condamné ne peut pas aller à l’échafaud avec plus de terreur que je n’en ressentais alors dans l’escalier qui me conduisait chez lui, et à peine fus-je entré dans son cabinet de travail, retenant difficilement un lourd sanglot, que mon trouble s’accrut encore, car je crus bien avoir entendu, dans la pièce à côté, bruire le frou-frou d’une robe de femme. À coup sûr, elle était là aux aguets, l’orgueilleuse, à se repaître de mon embarras et à faire des gorges chaudes, en jouissant de la déconfiture de ce jeune bavard.
Enfin, mon maître arriva. « Qu’avez-vous donc ? » — me demanda-t-il avec sollicitude. « Vous êtes bien pâle aujourd’hui. » Je prétendis que non, attendant en moi-même le coup qui allait me frapper. Mais l’exécution redoutée ne se produisit pas. Il parla, tout comme à l’ordinaire, de choses littéraires ; j’avais beau sonder ses paroles avec anxiété, aucune d’elles ne cachait la moindre allusion ou la moindre ironie, et, d’abord étonné, puis tout heureux, je reconnus qu’elle n’avait rien dit.
À huit heures on frappa à la porte. Je pris congé : mon cœur était de nouveau d’aplomb dans ma poitrine. Lorsque je fus derrière la porte, elle vint à passer : je la saluai, son regard me sourit légèrement ; et, mon sang circulant en moi largement, j’interprétai ce pardon comme la promesse de continuer à se taire.